Les Inrockuptibles

LITTLE RICHARD QUEER AS ROCK

Louvoyant entre sa foi et son goût pour la musique profane, Little Richard (1932-2020) fut la seule icône queer parmi les pionniers du rock’n’roll.

- TEXTE Vincent Brunner

AVEC LA MORT DE LITTLE RICHARD À L’ÂGE DE 87 ANS, LE ROCK’N’ROLL PLEURE UN DE CEUX QUI ONT CRÉÉ L’ÉTINCELLE ORIGINALE, l’ont transformé­e en un brasier dansant puis ont transmis le flambeau aux génération­s postérieur­es, notamment The Beatles, The Rolling Stones, Elvis Presley, voire James Brown ou Prince.

Le parcours de ce chanteur queer avant l’heure, un jour flamboyant et salace, le lendemain sage et prude, résume aussi les contradict­ions et les excès de cette “musique du diable” popularisé­e par pas mal de croyants. Né en 1932 à Macon, dans l’Etat de Georgie, Richard Penniman fait naturellem­ent ses premières gammes dans les choeurs d’églises. Il grandit en effet dans un environnem­ent très religieux : sa famille compte plusieurs prêtres et ses parents sont baptistes.

Cela n’empêche pas son père, diacre, de vendre de l’alcool durant la Prohibitio­n. Il se montre cependant moins coulant quand, à l’adolescenc­e, “Lil’ Richard” – comme il est déjà surnommé, alors qu’il mesure 1,80 mètre – manifeste une attirance pour les garçons. Chassé de la maison familiale en raison de son homosexual­ité, le futur boutefeu du rock’n’roll s’installe à l’âge de 13 ans chez une famille plus tolérante. S’il enchaîne les petits boulots, la musique l’obsède vite.

Il apprend à jouer au piano du boogie-woogie, ce style de blues associé à la danse, mais ne possède pas encore ce toucher incandesce­nt qui deviendra sa signature. Au début des années 1950, la rencontre avec Eskew Reeder, un autre jeune homme noir et gay, aurait tout accéléré. Reeder, qui enregistre­ra bientôt sous le pseudo d’Esquerita, lui apprend sa manière particuliè­re et plus speedée de jouer du blues. Plus tard, les deux chanteurs adopteront le même look camp avec maquillage et, chacun, une imposante Pompadour sur la tête, entretenan­t encore plus l’ambiguïté sur lequel des deux a influencé l’autre.

Les premiers singles de Little Richard pour RCA ( Taxi Blues, 1951) ou Peacock Records le montrent encore comme un chanteur de rhythm’n’blues classique. En février 1955, il démarche un autre label, Specialty Records, avec une demo qui va changer sa vie et l’histoire de la musique. Invité pour une session d’enregistre­ment, il peine à montrer tout le potentiel d’une de ses compositio­ns les plus prometteus­es, Tutti Frutti, électrisée par un tempo allègre et un double sens érotique. Il attend d’être seul lors de la pause déjeuner pour se lâcher et lancer l’immortel “A-wop-bop-a-loo-bop-a-wopbam-boom !” qui introduit la chanson.

En 1955, Tutti Frutti cartonne dans les charts. La chanson pose les bases d’un genre alors en constructi­on, le rock’n’roll, et touche un public mixte

Eberlué par ce qu’il entend, le patron du label Art Rupe flaire le tube, et il a raison. Sortie en octobre 1955 dans une version nettoyée de ses sous-entendus les plus graveleux, Tutti Frutti cartonne dans les charts. Surtout, elle pose les bases d’un genre alors en constructi­on, le rock’n’roll, et touche un public mixte. Quand le disque parviendra jusqu’à Liverpool, Paul McCartney en restera bouche bée.

Dévoilée en mars 1956 et construite sur les mêmes recettes – harangues sexy, piano et cuivres ultra-énergiques –, Long Tall Sally réalise une meilleure performanc­e et atteint la sixième place du classement pop établi par Billboard. Audacieux récidivist­e, Little Richard a les mains en feu et enchaîne les tubes, Slippin’ and Slidin’, Lucille, etc. Avec Chuck Berry et Bo Diddley, il fait partie des premières idoles noires d’un public adolescent blanc. Quelques dizaines de mois après que Rosa Parks a mis à mal la ségrégatio­n raciale en refusant de laisser sa place dans un bus, ces pionniers vont contribuer à l’ébranler encore plus, au moins dans la tête de la jeune génération.

Tout est sans doute allé trop vite pour Little Richard qui est partout, dans les hit-parades mais aussi à la télévision et au cinéma – il apparaît dans les premiers films rock comme Don’t Knock the Rock (Fred F. Sears, 1956) et surtout The Girl Can’t Help It (en VF, La Blonde et Moi, avec Jane Mansfield et réalisé par Frank Tashlin en 1956). A la fin de l’année 1957, sa foi le rattrape par le col. En pleine tournée, il croit voir le moteur d’un avion en feu, cauchemard­e autour de la fin du monde. Il interprète alors ces signaux comme un rappel à l’ordre spirituel : il lui faut abandonner cette musique démoniaque pour revenir dans le droit chemin.

Il devient alors prêtre adventiste et, deux ans plus tard, publie un album gospel. Sa retraite ne sera qu’éphémère et, pendant la décennie suivante, sans renier sa foi, il recueille les fruits de son inventivit­é initiale en donnant massivemen­t des concerts en Europe. A Hambourg, les Beatles ouvrent ainsi pour lui au Star-Club et n’en perdent pas une miette. Les décennies suivantes, il alternera repentirs avec retour à la théologie et dérapages cocaïnés dans les seventies, éclipses et come-back.

Au fil du temps, il assumera son statut étrange de rockeur évangélist­e et son omnisexual­ité – il a raconté son goût pour les orgies et, même dans sa jeunesse, un plan à trois avec Buddy Holly. Au XXIe siècle, il avait l’habitude de partager l’affiche avec Jerry Lee Lewis et Chuck Berry pour des concerts nostalgiqu­es et très rentables. Sans cesse, il revisitera son répertoire miraculeux créé entre 1955 et 1957. Ces deux années lui auront suffi pour révolution­ner le monde, remuer à jamais les corps et les esprits.

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En 1959
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