Les Inrockuptibles

Pièges de cristal

LaCinetek consacre son cycle du mois aux FILMS SUR LE SPECTACLE. L’occasion d’interroger Man on the Moon et Showgirls à travers le prisme de Max Ophuls et Jean Renoir.

- Jean-Marc Lalanne

“SUPPOSONS UN ÉTAT IDÉAL QUI SERAIT LE CRISTAL PARFAIT. LES IMAGES D’OPHULS SONT DES CRISTAUX PARFAITS.” Certaines phrases d’exégèse critique s’impriment dans la mémoire aussi profondéme­nt que des paroles de chansons vénérées.

On les connaît par coeur, on se les répète à mi-voix. Quand je relis cette phrase de Gilles Deleuze, je pourrais presque la fredonner tellement elle a tourné dans ma tête. Tellement l’émotion qu’elle a suscitée en moi – le ravissemen­t de la compréhens­ion – fut intense. J’avais autour de 20 ans quand j’ai lu Cinéma 1 et 2, et aucun autre écrit sur le cinéma ne me fait autant d’effet que les pages 111, 112, 113 et 114 de L’Image-Temps.

Deleuze vient d’y exposer ce qu’est une image-cristal. Inspiré par les analyses de Bergson sur le souvenir, Deleuze définit un type d’oeuvres cinématogr­aphiques où l’actuel et le virtuel ne s’opposent plus mais s’enchevêtre­nt. Le présent et le souvenir glissent l’un sur l’autre. La vie et la représenta­tion échangent leurs propriétés. Le reflet se confond avec ce qu’il reflète, l’écho avec la parole qu’il répercute. Après avoir défini ce cadre théorique dans le ciel des idées, le philosophe plonge à pic, tel le plus acéré des oiseaux de proie, dans la chair de l’analyse filmique.

En quatre pages ébouriffan­tes de concision et de clarté, il dialectise tout ce qui rapproche et oppose les cinémas de Renoir et Ophuls. Chez Ophuls, le cristal est donc parfait. La vie est mangée par la représenta­tion (les convenance­s sociales, le théâtre mondain, les miroirs partout posés). Les personnage­s ne peuvent que tourner. Il n’y a pas de dehors au décor. L’automate et le vivant se confondent. Chez Renoir en

revanche, il y a un crapaud dans le cristal. Certes, le théâtre double la vie. Les personnage­s en perdent la tête. “Tout est images en miroir, mais la profondeur de champ ménage dans le circuit un fond par lequel quelque chose peut fuir.” Quelque chose germe au fond du cristal, une pulsion de vie (ou de mort) qui peut le pulvériser. Un coup de feu anéantit la farandole du manège social (La Règle du jeu), et tout à coup chacun peut espérer échapper à son rôle. Chez Renoir, “on naît dans un cristal mais la vie doit en sortir”.

Où finit le théâtre et où commence la vie ? C’est la nébuleuse interrogat­ive que traverse tout film se donnant pour milieu le monde du spectacle. Renoir et Ophuls répondent, en toute logique, présents dans la sélection de dix films de LaCinetek intitulée “En piste !” et vouée à cette question de la représenta­tion. Exemplaire­ment, dans le finale étourdissa­nt de French Cancan (Renoir, 1955), le spectacle déborde sur la vie, les espaces (scène/salle) et les fonctions (artiste/public) se mélangent, mais cette cavalcade par laquelle le spectacle étend son territoire n’est pas un reflux de la vie. Plutôt une fécondatio­n. L’étincelle du vivant s’est déposée dans le carrousel de la représenta­tion. La fin de Lola Montès (Ophuls, 1955) dit tout l’inverse.

La comédienne-courtisane, qui n’a plus d’autres ressources que de vendre ses souvenirs dans un numéro de cirque, a raté son suicide. Même la mort est hors d’atteinte. Elle est condamnée à revenir sur scène. Le spectacle est une prison, et cette forteresse du faux ne connaît aucune extériorit­é.

A leur façon, les deux films les plus récents choisis par LaCinetek pour “En piste !” tracent une même opposition dialectiqu­e que French Cancan et Lola Montès : ce sont Showgirls et Man on the Moon. Showgirls (Paul Verhoeven, 1995) est sorti l’automne où Gilles Deleuze s’est défenestré. On ignore si Verhoeven avait lu le philosophe français, en particulie­r L’Image-Temps, en particulie­r ses pages sur les puissances captieuses de l’image-cristal. En tout cas, l’une des deux héroïnes strip-teaseuses de son film s’appelle Cristal. Cristal Connors (interprété­e avec une ironie suave par Gina Gershon) est l’étincelant­e meneuse de revue du Stardust à Las Vegas, et lorsque la débutante éblouie Nomi Malone la découvre sur scène depuis la salle, elle est littéralem­ent à ses yeux une image-Cristal : de la vie et du spectacle en fusion, indiscerna­bles, indéfectib­les. Mais de cette ville où tout fait vitrine, de ce sortilège en néons où tout fait scène, il est pourtant assez aisé de s’évader.

En érigeant Nomi en rivale humiliée, Cristal programme sa propre sortie du cristal. Une glissade louche dans un escalier et, presque soulagée par sa chute, elle s’échappe de son rôle. Rôle que croyait convoiter Nomi, mais duquel elle s’échappe aussi. A la fin, la caméra recadre une affiche géante à l’effigie de son pseudo de star, mais Nomi laisse cet avatar derrière elle, aventurièr­e en quête d’autres rôles sur d’autres scènes. Entre la scène et la vie, Verhoeven aménage tout un embranchem­ent d’issues, de galeries creusées, de courts-circuits.

Andy Kaufman, tel que le dessine Milos Forman dans Man on the Moon (1999), a un projet, un seul. Faire vaciller la frontière entre le dehors et le dedans. Entre le drôle et le non-drôle, l’humour et l’angoisse, le gag et l’accident. Une blague ne l’amuse que si elle échoue et rien ne l’aimante autant que ce point où le spectateur ne sait plus si ce qui se produit sur scène (l’infarctus d’une vieille dame, une bagarre qui éclate) fait encore partie du spectacle. Le rire devient alors incertain, se teinte de malaise, et alors Andy Kaufman est chez lui. Mais le piège ne vaut peut-être pas que pour le spectateur.

Rien n’est extérieur au spectacle. Debordien à sa façon, Kaufman l’a théorisé. Et pourtant il en fait l’amère expérience lorsque, cancéreux en phase terminale, s’en remettant aux mains d’un marabout philippin, il détecte avec effarement que les soins supposés magiques ne sont qu’un simple tour d’illusionni­sme. Il n’a plus, littéralem­ent, dans un fondu enchaîné, qu’à en mourir de rire. Mais, là encore, comme pour Lola Montès, la mort promise ne saurait constituer un terme au spectacle. Elle est peut-être encore une mise en scène. Sur internet courent toujours des rumeurs selon lesquelles le comique vivrait encore ; le film ne tranche pas ; il le laisse à jamais, ni mort ni vivant, se refléter à l’infini dans un cristal parfait.

“En piste !” cycle de dix films sur LaCinetek au mois de juin

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 ??  ?? Showgirls de Paul Verhoeven (1995)
Showgirls de Paul Verhoeven (1995)
 ??  ?? Man on the Moon de Milos Forman avec Jim Carrey (2000)
Man on the Moon de Milos Forman avec Jim Carrey (2000)

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