Les Inrockuptibles

La fête est finie

Reporter du New Yorker à Paris dès 1925, c’est depuis New York, où elle retourne en 1939, que JANET FLANNER écrivit les meilleurs textes sur la France occupée. Et ils n’ont pas pris une ride.

- Nelly Kaprièlian

IL FAUT LA VOIR TRÔNER ENTRE GORE VIDAL ET NORMAN MAILER sur le plateau du Dick Cavett Show en 1971. Impériale en tailleur noir ultra-chic, c’est elle qui aura le dernier mot face au roquet Mailer qui poursuit Vidal de sa haine et prend en otage toute l’émission en monopolisa­nt la parole. Il suffit de quelques mots de Janet Flanner, dont le simple “I’m bored !”, tout en envoyant un baiser à Mailer de sa main gantée, pour faire basculer le show et l’animateur de son côté et du côté de Vidal, et écraser l’agressif péroreur, le rendre soudain pathétique et ridicule. C’est que Janet Flanner en a vu d’autres.

Née en 1892 dans l’Indiana, elle fut la correspond­ante à Paris d’un tout nouveau magazine aussi snob qu’intello qui allait devenir un monument de la presse :

The New Yorker. De 1925 à 1975 – elle mourra trois ans plus tard –, elle y publie ses “lettres de Paris” sous le pseudo de Genêt, prononciat­ion de Janet en français (selon Harold Ross, patron du titre). Ce n’est qu’au milieu des années 1930, quand elle écrit des papiers vraiment engagés, que Ross lui permet de signer de son vrai nom.

Comme beaucoup d’Américaine­s lesbiennes, Flanner a émigré à Paris pour pouvoir vivre sa sexualité librement. Elle y vit avec son grand amour, Solita Solano, fréquente Djuna Barnes, Edith Wharton, Isadora Duncan, retrouve Hemingway et Fitzgerald aux Deux Magots, et aussi Nancy Cunard ou Natalie Clifford Barney, tous ces expatriés qui ont également fui l’intoléranc­e américaine pour vivre leurs moeurs au grand jour. Ses lettres de Paris vont contribuer à fonder le style, le ton de tous les récits publiés dans le magazine.

Ses chroniques du Paris sous l’Occupation seront pourtant écrites depuis New York, où Flanner a décidé de rentrer à l’automne 1939, et où elle fonde ses textes sur les récits des réfugiés français qu’elle fréquente. Ces écrits, qui regorgent de détails et de précision, révèlent encore davantage le véritable talent d’écrivaine de Flanner, puisqu’elle n’y était pas. Comme la saga en plusieurs épisodes du périple d’une certaine Mrs Jeffries (en fait, l’ex-compagne de Marcel Duchamp), une Américaine de 45 ans fuyant le Paris occupé pour rejoindre l’Amérique, entre passeurs, attente, personnage­s au grand coeur avides d’empocher son argent, etc.

Son portrait de Paris sous le joug allemand est un document exceptionn­el : en la lisant, on voit et l’on ressent, quatreving­ts ans plus tard, toute la perversité, toute la cruauté des officiers nazis, soi-disant respectueu­x de Paris et des Parisiens, se glisser dans les détails du quotidien, laissant une population crever de faim, humiliée, et payer pour leurs plaisirs.

Dans Paris est une guerre, recueil de ces chroniques enfin publiées ici, figure une analyse politique très fine du maréchal Pétain. Flanner n’était pas seulement une reporter en salon – ou plutôt en ateliers d’artistes – sirotant des dry Martini avec Hemingway, Cocteau ou Picasso… L’aspect glamour de Paris n’a jamais annihilé une véritable connaissan­ce de l’histoire et de la politique françaises, une perception très juste des conflits internatio­naux. C’est même elle qui convaincra Ross, dès 1935 et son texte très fouillé sur Hitler, que le pacifisme neutre qu’il revendique pour le New Yorker devient dérisoire, voire grotesque, face à la montée du fascisme. Son analyse d’un Pétain marqué par la Commune en 1871, lutte populaire de dix semaines qui vit périr 20 000 ouvriers, est passionnan­te : “La décision de Pétain en 1940 de capituler face au désordre et aux Allemands plutôt que de risquer la confusion et la poursuite des combats, comme ce fut le cas avec l’armée de la Commune, est aujourd’hui l’accusation la plus grave et la plus fréquente portée contre Vichy”, mais montre sur quoi se fonde le populisme pétainiste et son autocratie, qui coûteront la vie à beaucoup plus de Français que la Commune.

Flanner retournera à Paris en 1944. Elle qui avait vécu avec une autre femme pendant quatre ans à New York retrouve Solina – leur relation, non monogame, durera cinquante ans.

En 1945, elle signe plusieurs lettres depuis Paris libéré. Dans l’une d’elles, consacrée à l’argent et à son avènement, elle écrit, visionnair­e quant à ce que seront la fin du XXe et le début du XXIe siècle : “La destructio­n totale causée par la guerre a fait de l’argent, et de la façon dont jeunes et anciens le considèren­t, le socle de la croyance la plus partagée aujourd’hui en Europe. Si le fanatisme et l’énergie ont anéanti le vieux monde, l’argent et le crédit passent pour être seuls aptes à en bâtir un nouveau. La religion qui promettait naguère un toit aux cieux n’en offrira pas un aux grandes bombardées, le paysan le sait désormais. La philosophi­e qui faisait la renommée de la France encyclopéd­ique (…) s’est montrée impuissant­e pour expliquer le fléau contempora­in qui s’est abattu sur l’homme avec l’aval de ses congénères. L’argent, parce qu’on en a tant besoin, semble parfois être la dernière forme de foi existante et, parce qu’il est rare, il est devenu une mystique.”

Paris est une guerre – 19401945 (Editions du Sous-Sol), traduit de l’anglais (EtatsUnis) par Hélène Cohen, édition préfacée et établie par Michèle Fitoussi, 272 p., 20 €

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Janet Flanner en 1927
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