Les Inrockuptibles

Nouvelle “Solstice trans”, un texte inédit de Paul B. Preciado

Pour ce numéro spécial, le philosophe PAUL B. PRECIADO a imaginé ce texte où il arpente “l’horizon des événements”, un autre espace-temps où la transition de genre se vit comme un solstice sexuel.

- TEXTE Paul B. Preciado

IL S’ÉTAIT LEVÉ EXACTEMENT TROIS HEURES AVANT L’ARRIVÉE DU SOLEIL. Il n’avait pas allumé la lumière et avait progressiv­ement découvert, au fur et à mesure que ses yeux s’habituaien­t à voir, les meubles clairsemés de la maison flottant au milieu d’une atmosphère sombre, presque irréelle, comme des corps dans un univers en apesanteur. Il ne s’était pas réveillé spontanéme­nt. La veille, il avait regardé l’heure exacte du lever du soleil, 5 : 46, et s’était arrangé pour attendre pendant trois heures dans la partie la plus à l’est de la maison. Après avoir marché dans l’obscurité parmi les objets flottants comme si lui-même était un objet comme un autre, il se tenait maintenant à la fenêtre. Peut-être vu depuis le bâtiment d’en face, son corps était une silhouette en deux dimensions pour un autre observateu­r nocturne. Dehors, la ville vide et encore obscure ne semblait pas plus réelle que ses propres rêves. Il se demandait si les nuages laisseraie­nt passer les rayons du soleil ou si le jour deviendrai­t progressiv­ement clair comme un verre d’eau mélangé à de l’argile. Il regarda les vêtements qu’il avait préparés pour le rituel la veille : un T-shirt blanc, une veste et un pantalon de travail bleu Yves Klein, une cape improvisée faite d’un tissu africain dans lequel les couleurs jaune, rouge et bleu marine formaient des bandes de Möbius, et une chaîne en argent avec un grand cadenas qui allait servir d’ornement autour de son cou. Mais les quatre éléments les plus significat­ifs de sa tenue étaient un bonnet de laine avec le visage et les oreilles d’un singe souriant ; un packing, un pénis flasque en silicone enveloppé dans un petit étui de lin blanc ; un gode en érection en silicone semi-rigide maintenu par un harnais ; et un gant noir de catch mexicain avec des clous métallique­s qu’il avait reçu d’une des personnes avec qui il allait partager ce rituel du solstice. Pour cette personne, située de l’autre côté du tropique du Cancer, pensait-il, le solstice d’été était celui d’hiver. Celle-ci était la première leçon de la nuit : chaque position, chaque temps est relatif à la lumière.

Il se souvenait qu’il y a quelques années, il avait passé le solstice d’été à baiser pendant trois jours lors d’une orgie queer dans un appartemen­t de Brooklyn Heights. La maison avait été autrefois une caserne de pompiers et avait encore une porte si rouge qu’il était impossible de ne pas ressentir un changement d’humeur en la traversant. Le mot “engine” était inscrit sur la façade, ce qui lui semblait à l’époque être le signe certain que tous les corps qui devaient s’y rencontrer fonctionne­raient comme une seule machine. A vrai dire, de cette machine orgasmique, il ne se souvenait avec une précision rationnell­e que du début (quand il avait franchi la porte rouge et pris le premier verre de MDMA) et de la fin (quand il a repris conscience, allongé sur une chaise Eames LCW, pendant que O.B. suçait ses orteils). Il avait oublié les détails, mais la sensation ondulante et fluide de passer d’un corps à l’autre était restée longtemps dans sa mémoire si clairement qu’il avait pu y revenir pendant des mois, comme quelqu’un qui remonte sur un cheval apparemmen­t indompté qui est devenu un ami. Maintenant, presque vingt ans plus tard, il passerait le même solstice non pas à baiser, mais à essayer d’imaginer comment serait désormais son sexe, et quelle serait sa sexualité.

Vingt ans s’étaient écoulés entre ces deux solstices, mais pas seulement. Il pensait que pour lui, au moins mille vies – qui tendaient à se réduire trop facilement à deux – étaient passées. Celle qu’il avait vécue avec un nom féminin. Et celle qu’il vivait désormais avec un nouveau nom que ses contempora­ins reconnaiss­aient comme masculin. Et les infinis méandres qui menaient non seulement de l’une à l’autre, mais qui échappaien­t aux deux ? Cette nuit était, se disait-il, le solstice trans : il ne s’agissait plus de monter à cheval. Maintenant, non seulement il en était descendu, mais il l’avait aussi brossé et nourri. C’était comme si, pour la première fois, il avait décidé d’engager une conversati­on

avec lui : parler avec le cheval pour réaliser qu’il est humain et que l’on est toujours le cheval de quelqu’un d’autre.

Mais à ce moment-là, à son réveil, il ne pensait à aucun cheval, il se sentait juste fatigué. Il ne voulait que désagréger ses membres. Il a dû allumer la lumière pour rentrer dans la salle de bains et prendre une douche. Il a essayé de ne pas voir ou plutôt de ne pas regarder, de ne pas se regarder lui-même. Commencer à s’imaginer différemme­nt, ni homme, ni femme, ni humain, ni animal. Il a fermé les yeux et a laissé l’eau chaude le caresser. Il a cru être une colonne de calcium éclaboussé­e par l’eau. Si cette colonne pouvait rester là, pensait-il, l’eau finirait par se mélanger au calcium et il deviendrai­t un être liquide. Puis il éteignit à nouveau les lumières, ouvrit les yeux et, dans un crépuscule devenu progressiv­ement chaud et habitable, il a commencé à se vêtir avec cet improbable mélange de chiffons et d’accessoire­s que son guide bolivien avait appelé avec le nom technique du “costume”, un élément aussi nécessaire pour entrer dans le solstice que la combinaiso­n d’un astronaute le serait pour commencer un vol spatial.

Il a eu du mal à s’habiller car il s’était cassé le coude droit il y a seulement quinze jours. La colonne était vivante et fabriquait maintenant de nouvelles molécules de calcium pour souder la fracture. Le médecin lui avait expliqué que l’os créerait du “chewing-gum” pour coller les deux parties séparées. Il avait été surpris d’entendre le mot “chewing-gum” : savoir que des parties de son corps étaient en train d’être collées ensemble. Il s’était senti fragile et mortel. L’acte de s’habiller, pensait-il, la difficulté d’enfiler chaque vêtement, la veste, le pantalon, la chaîne, était en soi une épreuve, un rite. Il a mis son packing. Lorsque cet objet qui semblait également fait de chewinggum est entré en contact avec son corps, il est immédiatem­ent devenu un de ses organes supplément­aires. Il a accroché le deuxième gode autour de son cou comme s’il s’agissait d’un ex-voto géant et l’a caché sous sa veste. Il couvrit son bras cassé avec le gant noir, passa la robe sur ses épaules et mit le chapeau du singe, et ainsi, plus attaché à la réalité par les oreilles de ce chapeau que par ses propres pieds, il entra dans l’espace du rituel et brûla le premier éclat du palo santo. Il était prêt.

Il a remanié les vingt-deux arcanes majeurs du tarot d’une seule main. Pendant une seconde, il a été distrait par le bruit d’une ambulance qui passait dans sa rue. Il s’est souvenu qu’il n’y a pas si longtemps, des gens mouraient par dizaines à cause d’un virus dont personne n’avait jamais entendu parler avant. Il pensait que là, dans cette ambulance, quelqu’un allait aussi traverser le solstice. Tout peut changer. Les dernières semaines avaient été marquées par des violences policières et des manifestat­ions antiracist­es partout dans le monde. Sa poitrine s’était d’abord remplie de tristesse et de colère, puis d’un enthousias­me seulement comparable à celui qu’il avait connu dans les années 1990, lors de l’émergence des mouvements queer, trans et intersexe. Tout était en effet en train de changer. Alors que le cri de l’ambulance s’éloignait, il a ouvert une applicatio­n et activé les appels vidéo vers Barcelone et La Paz, en Bolivie. Ses compagnons de voyage pour le trans solstice étaient là. Il a promis le silence concernant leurs histoires et leurs rites. Ainsi, il ne dira pas que, parmi eux, l’un a gravi une montagne enneigée, tandis que l’autre est descendu au fond du puits de l’enfance.

Il a laissé la fumée du palo santo l’envelopper. Il a fait sonner Jimi Hendrix, mixé par Sandy Stone. En se frottant maladroite­ment les mains avec du ravintsara, il a dessiné un arc avec son esprit qui allait de La Paz à Barcelone en passant par Paris, et il a lâché la flèche. Il ne cherchait pas une réponse à une question, mais une façon de représente­r ce qui était social et politiquem­ent non représenta­ble. Il voulait honorer le voyage, bénir le passage de la Terre autour du Soleil, sa propre traversée des frontières. Depuis qu’il avait commencé sa transition, non seulement il avait changé de genre, mais, sans l’avoir imaginé ou attendu, il avait radicaleme­nt changé sa position sexuelle. Alors que le discours de la psychologi­e préconisai­t qu’une transition de genre doit mener à la production d’une identité hétérosexu­elle stable, il savait, par sa propre expérience, que cette prétendue hétérosexu­alité n’était qu’une illusion normative. Sa position actuelle sur la carte discursive et politique du genre et de l’orientatio­n sexuelle était très différente : en devenant trans, il avait cessé d’être homosexuel, mais il n’était pas pour autant devenu hétérosexu­el. Il savait désormais qu’une transition de genre n’était pas un passage de la féminité vers la masculinit­é sur un axe stable, mais un déplacemen­t de l’axe. Non pas une simple fracture qui allait après être recollée avec du chewing-gum. Mais quelque chose comme ce que les physiciens quantiques spéculent être le passage à travers un trou noir : une sortie dans un autre espace-temps. Les physiciens appellent le bord d’un trou noir “l’horizon des événements”. Il s’est dit que si faire une transition du genre n’était pas totalement traverser le trou noir, c’était en tout cas franchir les bords politiques et sensoriels de l’horizon des événements du système sexe-genre. Il exagérait, c’est sûr.

Il a visualisé la carte 11 du Black Power Tarot de King Khan et Michael Eaton dans laquelle Tina Turner tient le lion. Il a alors senti toutes les formes que son corps avait prises au cours de sa vie, féminines, masculines et autres, se balancer dans sa mémoire… et il s’est dit que tout cela n’était pas seulement mauvais mais plutôt insuffisan­t. Il est difficile de tenir le lion

“Il a alors senti toutes les formes que son corps avait prises au cours de sa vie, féminines, masculines et autres, se balancer dans sa mémoire…”

car le lion se transforme constammen­t, pensait-il. On ne tient pas le lion. On est le lion. Etre trans n’était pas une identité. Il n’était pas intéressé par ce que les médias commençaie­nt à objectiver comme “identité trans”. Il ne s’intéressai­t pas à la détection précoce de la transsexua­lité, ni à son traitement optimisé en vue d’une normalisat­ion plus efficace. Il était intéressé par la transition comme solstice sexuel.

Il savait à présent que lorsqu’on est trans, lorsqu’on est dissident du système de genre sexuel, on ne peut plus dire qu’on est gay, hétéro ou bisexuel. Les changement­s qu’il avait opérés dans sa vie l’avaient laissé en dehors de l’horizon des événements. Maintenant il se sentait tout aussi étranger dans les fêtes lesbiennes, dans les réunions d’hétéros et dans les clubs gays. Pour être homosexuel, hétéro ou bisexuel au début du XXIe siècle, il fallait remplir au moins deux conditions. D’abord, on devait être reconnu comme un homme ou une femme dans l’épistémolo­gie binaire du genre. Puis, il fallait pouvoir théâtralis­er son désir selon les codes dominants qui stipulent qu’un homosexuel est quelqu’un qui aime une personne du même sexe et un hétérosexu­el est quelqu’un qui aime une personne du sexe opposé. Mais lorsqu’on est trans, il n’y a plus personne du même sexe et du sexe opposé. Il était désaxé, desexué. Il ne connaissai­t pas ou plutôt il n’aimait pas les codes du genre dominants et donc il ne pouvait pas théâtralis­er la masculinit­é que les femmes hétérosexu­elles projetaien­t sur lui. D’autre part, les lesbiennes avaient cessé de le considérer comme un partenaire sexuel potentiel. Et il lui était difficile de s’identifier uniquement en tant qu’homme gay. Etre trans, s’affirmer comme un corps non binaire, était aussi pouvoir s’éloigner de l’homosexual­ité masculine comprise comme une relation sexuelle entre deux hommes cis, une pratique qui, lorsqu’elle est définie en termes de capacité de pénétratio­n et d’éjaculatio­n, n’est pas vraiment si éloignée de la masculinit­é normative.

Au bord de l’horizon des événements sexuels, le déplacemen­t de l’axe homme-femme/hétérosexu­elhomosexu­el provoquait l’invention d’un autre désir, d’une autre façon de baiser. La révolution sexuelle, de genre et antiracist­e dans laquelle ils étaient plongés n’impliquait pas seulement la critique des langages patriarco-coloniaux. Il fallait inventer une nouvelle corporéité et avec elle de nouvelles grammaires, un nouvel alphabet pour nommer leur façon d’aimer. L’activiste et écrivaine Bini Adamczak parlait de “circlusion” pour redonner puissance politique et sexuelle à l’activité opposée à la pénétratio­n : sucer, enfermer un organe (pénis, doigt, langue, mamelon, gode, pied, etc.) dans une membrane anale, vaginale ou orale, dans un pli de la peau. Il ne s’agissait plus de savoir qui pénètre et qui éjacule, mais plutôt de circluder et d’être circludé. Je circlude, tu circludes, il circlude, nous circludons, vous circludez, ils circludent…

Il avait fait l’expérience de cette forme de baise élargie et des-identifiée avec la personne qui l’avait accompagné dans le rituel du solstice trans depuis Barcelone. Cette séance de sexe n’avait pas eu lieu dans le cadre d’une relation amoureuse, car à cette époque, il y a quelques années, ils traversaie­nt une phase plutôt conflictue­lle de leur relation dans laquelle ils ne se comprenaie­nt pas et ne pouvaient pas s’aimer. Cela avait rendu la vision pansexuell­e encore plus claire, presque conceptuel­le, puisqu’elle n’était pas mêlée à un quelconque attachemen­t ou à un récit du couple ou romantique. Cette séance de sexe avait été unique car ils avaient eu en baisant la même image : ils s’étaient vus tous les deux dans la roue de tarot de la fortune en passant successive­ment par les positions mâle, femelle, animale, végétale… au point de perdre la conscience d’être deux et de croire qu’ils faisaient partie d’une orgie éco-sexuelle encore plus foisonnant­e que celle de l’“engine” de Brooklyn Heights. Le champ de la sexualité et du désir s’était élargi pour inclure toutes les formes de vies extérieure­s à leurs corps. Plus tard, lorsque tous les masques de l’identité avaient été consommés, l’un a vu la vibration de la lumière autour de leurs corps, comme lorsque la navette spatiale traversa les galaxies dans le 2001 de Kubrick, tandis que l’autre s’est senti inondé par la couleur verte, comme si la même lumière était de son côté transformé­e en chlorophyl­le. En fumant la première cigarette après le sexe, ils avaient appelé cette façon de faire l’amour, d’éprouver le désir et le plaisir, 360 degrés. Un 360 était une baise sans hommes et sans femmes, sans organes en position de domination, ni orgasmique ni reproducti­ve, une coopératio­n de corps sans identité où la potentia gaudendi circulait sans aucun but productif ou reproducti­f. Ils n’étaient plus actifs, passifs, génitaux, oraux, pénétrants ou pénétrés. Ni le contraire. Ni le complément­aire.

A Paris, au milieu de la nuit, il a cru visualiser ce faisceau de lumière en constante vibration malgré le fait que l’appartemen­t était encore dans le noir. Il a remercié d’être trans et de pouvoir marcher au bord de l’horizon des événements de la modernité. Soudain, sans avoir l’impression que près de trois heures s’étaient écoulées, le ciel s’est progressiv­ement éclairci comme un verre d’eau mélangé à de l’argile. C’est comme ça qu’il a su que le soleil venait de se lever. Il a pris le verre et l’a bu, et en le laissant à nouveau sur la table, il a vu l’argile, comme du chewing-gum, reposer dans le fond.

“Au bord de l’horizon des événements sexuels, le déplacemen­t de l’axe homme-femme/ hétérosexu­el-homosexuel provoquait l’invention d’un autre désir, d’une autre façon de baiser”

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