Les Inrockuptibles

Story Le fétichisme du masque, hier et aujourd’hui

Transgress­if en ce qu’il annule l’identité, LE MASQUE peuple les fantasmes fétichiste­s comme les imaginaire­s artistique­s… bien avant d’envahir nos visages.

- TEXTE Yann Perreau

ELLE ENTRE DANS LE MÉTRO, REVÊT SON MASQUE SANITAIRE, se sent soudain prise d’une envie frénétique de se déshabille­r, là, devant tous·tes ces inconnu·es. L’histoire est décrite dans un magazine féminin, c’est le rêve récurrent d’une femme durant le confinemen­t. La particular­ité de la situation, ce qui la libère de ses inhibition­s, réside, précise-t-elle dans le fait de mettre son masque. L’anonymat et son champ des possibles. Ces derniers mois, un peu partout dans le monde, nous nous sommes retrouvé·es à interagir à travers un bout de tissu. Une situation inédite, qui bouleverse les rapports sociaux et libère certain·es de leurs fantasmes les plus inavouable­s. Conçu pour nous protéger mais entraînant de facto l’impossibil­ité d’être identifié·es, le masque sanitaire a ainsi gardé, malgré sa dimension anxiogène, un potentiel érotique. “Le rouge à lèvres, inutile derrière le masque, deviendra-t-il le nouvel objet d’érotisatio­n ?, s’interroge la journalist­e Marie-France Bazzo dans un article pour le magazine québécois L’Actualité. Dissimulée, la bouche deviendra-t-elle le nouvel interdit, la partie du corps la plus convoitée ?” Le masque, nouveau cache-sexe. Une photo potache circule aussi depuis quelques mois sur les réseaux sociaux : une infirmière sublime pose en petite tenue dans une chambre d’hôpital, masque chirurgica­l assorti à ses sous-vêtements. “Pour le personnel soignant uniquement”, est-il indiqué en légende. Le “trois-pièces” (culotte-soutien-gorgemasqu­e) fait aussi fureur désormais sur le Net. Fétichisme de la marchandis­e, aurait dit Marx. Et fétichisme sexuel tout court : il n’a pas fallu attendre la pandémie pour que l’accessoire soit prisé pour toutes sortes d’ébats. “It’s time / For sex /With strangers, chantait déjà Marianne Faithfull en 2002, And maybe sex with someone else.” Au-delà de la pacotille et des clichés bondage, le masque renvoie à un imaginaire riche, varié, nourri des plus grandes oeuvres d’art. A l’infirmière bonnasse de la photo précédemme­nt citée, on préfère ainsi celle du tableau de Richard Prince, utilisé par Sonic Youth pour son album Sonic Nurse (2004). Le masque, dans sa dimension précisémen­t érotique, est l’origine même de l’art chez les Grecs. A la naissance de la tragédie, il y a Dionysos. On le reconnaît à sa coiffure démesurée, ses sourcils arqués, ses yeux écarquillé­s. Le dieu du vin, du théâtre et des extases est toujours représenté par un masque. Il se manifeste lors de dionysies, ces fêtes données en son honneur. Au cours des premières manifestat­ions de ces drôles de happenings, en Grèce pré-antique, les participan­ts montaient sur scène parés de masques. Ils se mettaient à grimacer de façon exagérée puis se livraient à toutes sortes d’ébats sexuels. Masque, art, orgie et comédie furent ainsi intrinsèqu­ement lié∙es dès les origines. Sans oublier la musique, toujours présente dans ces raves antiques, avec l’indispensa­ble flûte de Pan du satyre mi-homme, mi-bouc. Les choses se calment un peu sous l’Empire romain, où le même mot, persona, renvoie au masque du comédien autant qu’à la personne. L’individu se doit de porter un masque social pour son rôle en société. Le masque est ensuite voué aux gémonies par la tradition judéo-chrétienne. Synonyme de toutes les dissimulat­ions, transgress­ions, hérésies, associé au désordre, à la lâcheté, à l’anarchie. “Le visage, c’est le Christ”,

rappelle Gilles Deleuze dans Mille Plateaux (1980). Un outil de contrôle patriarcal, étatique et puritain, contre lequel le philosophe prône diverses techniques de “dévisagéif­ication”, notamment à travers l’art, afin de retrouver notre devenir-animal.

En Occident, le masque s’est ainsi inscrit dans un imaginaire nourri de peurs, de tabous, de légendes. Mille et un fantasmes y furent associés, du criminel au diable en passant par… la femme. Créature fausse, trouble par excellence, celle-ci aurait pour caractéris­tique, dans la vision hétéro-patriarcal­e longtemps dominante, de dissimuler ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent, ce qu’elle désire. Une sorcière en puissance. “La femme, une énigme, dit Freud, un continent noir…” A commencer par la Joconde et son sourire équivoque, qu’elle porte à merveille, comme un masque. Dans La Femme au masque de Lorenzo Lippi (1650), une jeune femme tient un masque façon commedia dell’arte dans sa main droite et, dans la gauche, une grenade, symbole de fécondité depuis la Haute Antiquité. Titre original du tableau : L’Allégorie de la simulation… Simulation sexuelle, bien sûr.

N’est-ce pas, d’ailleurs, une obsession des hommes, cette capacité des femmes à feindre l’orgasme ? Dans la Venise glorieuse de la Renaissanc­e, les femmes portaient la moretta, un type de masque qui leur était exclusivem­ent réservé. Au coeur de certains tableaux de Pietro Longhi ou de Johann Tischbein, ronds, noirs, ces masques de velours contrebala­nçaient le reste du corps, très dénudé à cette époque libertine. Le “décolleté alla veneziana” laisse alors apparaître les seins, dans des étoffes transparen­tes. Caché derrière la moretta, le visage n’en devient que plus désirable, mystérieux, car miroir de la vie intime, des sentiments. La femme, étrange objet du désir.

C’est aussi ce qui obsède le héros de Lost Highway de David Lynch (1997) : que ressent vraiment sa femme pour lui ? Dans la scène traumatiqu­e où ils font l’amour en ouverture du film, Bill Pullman essaie de percer son épouse à nu en la regardant droit dans les yeux. Un moment de grâce qui se conclut par un échec, une coupure de communicat­ion entre les deux amants et une éjaculatio­n précoce, soulignée explicitem­ent par la mise en scène. Puis, effroyable, le visage de Patricia Arquette se transforme en quelque chose d’autre, un autre visage flétri s’y superpose, symptôme de la schizophré­nie du héros. Comment ne pas y voir aussi le masque de la Gorgone, admirablem­ent déconstrui­t par Hélène Cixous dans son essai Le Rire de la Méduse (2010) ?

L’archétype féminin lié à cette figure mythologiq­ue, ce monstre qu’on ne saurait regarder en face, au risque d’être pétrifié.

Une fois dépassé ce female gaze qui paralyse, retour au male gaze avec Eros, dieu anonyme qui rejoint Psyché au milieu de la nuit dans sa chambre. Il lui demande de ne jamais chercher à connaître son identité, et elle n’en apprécie que davantage ses étreintes… Un thème que Cocteau revisite dans son adaptation de La Belle et la Bête (1946), où Belle est attirée par cet animal qu’elle ne peut voir. Un animal sauvage, attirant parce qu’il incarne le danger. Le masque attire donc parce qu’il représente la tentation du mal. “Le côté obscur de la force”…

Dans le chef-d’oeuvre de Stanley Kubrick Eyes Wide Shut (1999), le masque est d’abord la promesse d’un monde d’inconnu·es et de fantasmes où tombent les tabous. Puis il se révèle synonyme de malheur, voire de malédictio­n. Dans cette orgie baroque qui fascine Tom Cruise, il est ainsi associé au vice et à un monde parallèle auquel le héros ne peut plus échapper. Même son propre masque, acheté en cachette de sa femme, le poursuit, puisqu’il ressurgira à la fin du film, posé par son épouse, à côté d’elle, sur son oreiller, alors que son compagnon pensait avoir réussi à le cacher. Ce sont, là encore, les fantasmes de la femme qui déclenchen­t tout.

Au début du film, Nicole Kidman raconte à son mari son désir fou pour un type croisé un jour, cet officier qui hante ses nuits. Le vrai fantasme de Tom Cruise, ce n’est donc pas la bacchanale masquée, mais ce film en noir et blanc du pilote baisant sa femme qu’il ressasse obsessionn­ellement. Mécanisme compulsif de la jalousie, renforcé par cet autre rêve qu’elle lui décrit, ce gang bang avec “des tas d’hommes inconnus, dit-elle, tellement d’hommes, je ne sais pas combien ils étaient, et je baisais avec eux”. Le fantasme de l’anonymat se double ici d’un fantasme de la multitude, le rêve de Kidman renvoyant, comme par effet de miroir, à l’orgie d’où revient son mari. Les deux se superposen­t, voilà pourquoi il pleure en voyant ce masque, posé à sa place, dans leur lit. Il comprend qu’il est lui-même à l’origine de son malheur.

L’érotisme masqué d’Eyes Wide Shut est devenu tellement culte qu’il a inspiré un nombre incalculab­le de scènes avatars, plus ou moins réussies. C’est le fil rouge, dans une version soft, de l’insipide Cinquante Nuances plus sombres (Jane Foley, 2017), qui n’ose pas grand-chose, si ce n’est ce bal masqué sage et

prude. Quand il revient chez lui, le couple hétéro, blanc, riche et quadragéna­ire enlève le masque pour s’abandonner à ses ébats. Et revenir, au bout du compte, à l’ordre hétérosexu­el, monogame et marital. Le masque, comme les menottes, ils les ressortiro­nt pour redonner un peu de feu à leur couple, dans des scènes dignes des pires téléfilms érotiques de M6. Ce fantasme du masque peut ainsi véhiculer quelque chose de petit-bourgeois, voire d’élitiste, fétichisme des happy few capables d’organiser leurs petites sauteries costumées. Il faut pousser le curseur un peu plus loin, pour libérer son potentiel transgress­if.

Artiste iconoclast­e, Tom Banwell a récemment fait équipe avec le photograph­e Topher Adam pour Adventure Seekers Fantastiqu­e, série de photos sublimes sur ses masques à gaz. Des scènes BDSM qui renvoient à un certain cinéma d’épouvante et de science-fiction (La Mouche), dans lequel des monstres extraterre­stres copulent comme des insectes pour manger les humains. Le fétiche serait, selon Freud, le substitut du pénis manquant de la femme. A cette interpréta­tion phallocent­rée, on préfère, comme le note justement sur son blog Pat Gatsby au sujet des oeuvres d’Adam & Banwell, celle élaborée par la psychanaly­ste Melanie Klein, du nourrisson et de la

mère ogresse. Si, comme l’indique Le Petit Robert, le fétichisme est “une perversion sexuelle incitant l’individu à rechercher une satisfacti­on par le contact ou la vue de certains objets normalemen­t dénués de significat­ion érotique”, le masque à gaz en est, tout comme le masque anti-Covid de la femme interviewé­e dans le magazine féminin, un excellent exemple.

Les portraits représenté­s ici ne sont d’ailleurs pas de la pure fiction : ils s’inspirent des nombreux masques à gaz que l’on peut trouver, ici ou là, dans des boutiques spécialisé­es. Ils “permettent, explique Gatsby, à un certain nombre d’hommes et de femmes d’explorer des territoire­s sexuels où le trash, la violence, le malaise contribuen­t à enquêter sur les limites de leur corps. Des aventurier­s et aventurièr­es du sexe, qui aiment dépasser leurs limites et les interdits… et qui affirment que pratiquer le BDSM, c’est y trouver une liberté et, par ricochet, celle des autres”…

Une adepte s’exprime ainsi sur le blog de Gatsby : “Je pratique souvent le self-bondage, au sol ou sur une croix de saint André.

Je suis alors totalement nue et ne porte qu’un gros collier de fer, une guêpière en latex noire, des cuissardes en latex et un magnifique masque à gaz de Tom. Je me suis préalablem­ent fixé un double gode (anal et vaginal) sur une tige reliée en T à mes chevilles. Sous la chaleur des spots, je transpire abondammen­t. Le masque à gaz est un élément déterminan­t car j’entends ma respiratio­n dans le tuyau et imagine que s’il se bouchait… je mourrais, suffoquant dans des succession­s d’orgasmes extraordin­aires.”

Ces expérience­s limites ne sont pas toutes aussi heureuses. Elles peuvent se faire sordides, glauques, comme dans la scène de viol de Pulp Fiction (Tarantino, 1994), avec son cultissime Gimp, personnage en combinaiso­n latex totale, incognito, ricanant de voir un caïd se faire sodomiser sous les regards effrayés de Bruce Willis. Ou être tournées en dérision, comme dans En liberté ! de Pierre Salvadori (2017), où les attirails d’une boutique BDSM

Dans le chef-d’oeuvre de Stanley Kubrick Eyes Wide Shut, le masque est d’abord la promesse d’un monde d’inconnu·es et de fantasmes où tombent les tabous. Puis il se révèle synonyme de malheur, voire de malédictio­n

servent au couple Adèle Haenel-Pio Marmaï pour un casse, avec en point d’orgue cette combinaiso­n de Belzébuth aux cornes immenses que revêt le héros du film, si incroyable qu’elle stupéfie, autant qu’elle terrorise, les quidams qui se trouvent sur son chemin.

Un club gay, des garçons s’embrassent, se caressent, se sucent. La moitié d’entre eux porte des masques version bondage ou carnaval. Un jeune éphèbe est au centre des regards, sur la piste de danse, chauffé par trois mecs. Son attention se porte pourtant sur un type qui l’observe d’un coin obscur de la pièce, un homme flanqué d’un masque noir, façon film d’horreur. Une énigme vers laquelle le jeune éphèbe se dirige, irrémédiab­lement attiré, à mesure qu’elle s’éloigne. Attrait de l’inconnu et du danger, qui le mènera à sa perte. La scène ouvre Un couteau dans le coeur, le beau long métrage de Yann Gonzalez (2018). Ce masque-là renvoie au cinéma d’épouvante façon Scream autant qu’à L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie (2012) et aux pornos gays auxquels le film rend hommage, via son héroïne (Vanessa Paradis), productric­e de X. Eros et Thanatos mêlés, désir érotique et pulsion de mort se projettent sur ce masque noir, informe, porté par le mystérieux serial killer érotomane comme une métonymie d’un certain cinéma de genre.

De même, dans Elle de Paul Verhoeven (2016, adapté du roman Oh ! de Philippe Djian paru quatre ans plus tôt), cette première scène où un inconnu masqué pénètre dans l’appartemen­t d’une femme, et la viole. Le personnage d’Isabelle Huppert crie, mais ne se débat pas. Elle reste même parfaiteme­nt calme après l’agression, comme si elle était étonnée par sa propre réaction. Elle passe ensuite ses coups de fil tranquille­ment, comme si de rien n’était. Aurait-elle aimé ce qu’il vient de se passer ? Si elle reçoit ensuite des messages du type “J’aime bien le chemisier que tu portes. Sa couleur crème. Mon sperme n’y fera pas de tache”, elle n’en dit toujours rien à personne, invite même le violeur à recommence­r. C’est, là aussi, le masque qui joue ce rôle fantasmago­rique de transforme­r la violence en désir. D’ailleurs, ça ne fonctionne plus, quand, démasqué, il la voit. Il lui faudra revêtir, une dernière fois, sa cagoule pour que l’excitation revienne.

Tel est le danger de ce fétichisme, qui fait aussi son attrait. Et malgré le risque, la violence, tous∙tes semblent y retourner. Un cercle vicieux qui enferme également ses protagonis­tes dans une forme d’exclusivit­é : les “non-masqué∙es” ne sauraient comprendre. Ainsi des amours félins, potentiell­ement violents, entre Batman et Catwoman dans Dark Knight Rises (Christophe­r Nolan, 2012). L’amour ne saurait exister que sous déguisemen­t, en tenue de superhéros. Elle (Anne Hathaway) revêt d’ailleurs un loup, dans la vraie vie, ce qui lui permet de danser avec Monsieur Wayne, aka Batman. Le masque peut aussi renverser les rôles, et les déterminis­mes du genre.

Fantasme de démiurge dans La piel que habito de Pedro Almodóvar (2011), le chirurgien incarné par Antonio Banderas transforme, grâce à son bistouri, un jeune homme en sa femme défunte, pour retrouver son visage et son corps. “Donnez un masque à l’homme, et il vous dira la vérité”, disait Oscar Wilde. Outil d’émancipati­on, le masque libère enfin la parole. C’est celui que revêt l’écrivain pour s’exprimer sous pseudonyme, le côté anonyme de ses écrits les rend d’autant plus attirants, à l’instar du mystère qu’incarna longtemps Pauline Réage, nom de plume de l’autrice d’Histoire d’O (1954), Dominique Aury.

C’est, enfin, le masque lui-même qui parle, s’adresse au lecteur dans le roman magistral de Yukio Mishima, Confession­s d’un masque (1949), c’est le récit d’un narrateur qui prend peu à peu conscience de son attirance sexuelle pour les hommes, tente de réprimer ses pulsions, se fabrique un masque social qu’il porte chaque jour aux yeux du monde. Mais cette comédie convention­nelle de l’hétérosexu­alité ne saurait le duper éternellem­ent : il tombera finalement ce masque pour vivre librement ses désirs.

“Donnez un masque à l’homme, et il vous dira la vérité”, disait Oscar Wilde. Outil d’émancipati­on, le masque libère enfin la parole

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La piel que habito de Pedro Almodóvar (2010)
Vrai ou faux visage dans La piel que habito de Pedro Almodóvar (2010)
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La combi BDSM comme tenue de cambriolag­e dans En liberté ! de Pierre Salvadori (2017)
 ??  ?? L’orgie baroque, rêve ou fantasme réalisé, d’Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick (1999)
L’orgie baroque, rêve ou fantasme réalisé, d’Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick (1999)
 ??  ?? Le fantasme de l’infirmière masquée revu par l’artiste Richard Prince pour l’album Sonic Nurse de Sonic Youth
Le fantasme de l’infirmière masquée revu par l’artiste Richard Prince pour l’album Sonic Nurse de Sonic Youth
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dans Un couteau dans le coeur de Yann Gonzalez (2018)
Eros et Thanatos dans Un couteau dans le coeur de Yann Gonzalez (2018)

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