Les Inrockuptibles

Témoignage Le self-porn, une révélation

Se filmer pendant l’orgasme pour tomber amoureux·se de soi-même : Judith Duportail, autrice de L’Amour sous algorithme et du podcast Qui est Miss Paddle ?, explore L’AUTO-ÉROTISME comme voie vers une meilleure connaissan­ce de soi.

- TEXTE Judith Duportail

JE NE SAIS PLUS SI C’ÉTAIT UN LUNDI, UN MARDI OU UN DIMANCHE. Pendant le confinemen­t, tous les jours se sont ressemblés. Etre confinée seule chez soi pousse à la créativité – toute sorte de créativité. J’ai commencé par filmer mes pieds. Filmer mes pieds pendant que je me masturbais. Juste mes pieds. Je n’avais jamais remarqué que mes doigts de pied se crispaient quand j’approchais de l’orgasme, que je rapprochai­s même mes deux pieds pour que mes pouces s’attrapent, s’enlacent même, comme si mon corps diffusait sa propre sensualité jusqu’au bout de mes orteils.

J’ai regardé la vidéo plusieurs fois, scotchée par mes propres mouvements, inconscien­ts et réflexes, des mouvements qui m’avaient toujours totalement échappé. Se regarder dans l’abandon est une expérience puissante, quasi mystique, on se regarde soi-même et, en même temps, c’est quelqu’un d’autre. Comme si je voyais mon âme. Mais la vraie claque, ce fut mon visage. Je n’avais jamais fait de sex-tapes et j’ai comme tout le monde déjà envoyé des nudes, mais plutôt soft. Mon visage, je n’ai pas osé le regarder tout de suite. J’ai attendu le lendemain matin.

J’ai compris plus tard que j’étais loin d’être la seule à me livrer à ces pratiques auto-érotiques. Margot l’a fait dès qu’elle a eu son premier téléphone portable (le Samsung D500, précise-t-elle). “J’avais lu dans un guide sur la sexualité au CDI du collège qu’il fallait apprendre à connaître son corps. J’ai filmé mon visage, mes mains, ma chatte, tout. J’étais fascinée. Ça m’a beaucoup aidée de faire ça, je suis très à l’aise dans ma sexualité.”

“Moi, la première fois, j’avais 28 ou 29 ans, ajoute Chloé Saffy, écrivaine érotique, autrice de Pourquoi je lis ‘Le Maître des illusions’ de Donna Tart (Le Feu Sacré éditions, 2020). J’ai filmé mon visage, et là j’ai compris les mecs hétéros ! J’ai trouvé cela magnifique, le rose qui monte aux joues, les yeux qui se ferment, les doigts qu’on mord malgré soi.” Le site Beautiful Agony recense des centaines de vidéos de visages de personnes atteignant l’orgasme. Je m’y suis promenée et le lendemain je regardais les gens dans la rue différemme­nt, tous les gens, fascinée de me dire qu’on portait tous, et toutes, cette beauté.

Ce petit couple, à quoi il ressemble à ce moment- là ? Cette vieille dame dans la file de la boulangeri­e ? Est-ce qu’elle jouit encore ? J’ai eu du mal à me le représente­r. J’ai constaté avec tristesse qu’il était plus facile pour moi d’imaginer un bukkaké que le visage d’une dame âgée qui jouit, mon cerveau colonisé malgré lui par le porn mainstream. “Un visage qui jouit, c’est extrêmemen­t excitant, poursuit Carmina, réalisatri­ce de porn féministe, créatrice de Carré Rose Films, studio de production de films X. Quand j’étais camgirl, j’envoyais parfois des vidéos juste de mon visage. Le porn mainstream est parfois trop tourné vers la génitalité – il en faut, hein, quand on veut voir des gens baiser. Mais pas uniquement.”

Quand j’ai enfin découvert mon visage, je me suis trouvée magnifique. Pas dans le sens de la beauté Instagram et du corps parfait. Magnifique comme reliée à une forme de féminité cosmique – je vous promets, j’étais à jeun. Pourquoi est-ce que je m’étais soûlée pendant des années à faire des régimes et me prendre la tête quand j’étais pas parfaiteme­nt épilée, quand j’avais cette beauté et cette puissance en moi ? Je n’ai envoyé ces images à personne. Je partage aujourd’hui mes orteils avec vous car j’ai envie de contribuer à la création d’un autre imaginaire érotique, comme le font les artistes militantes comme Olympe de G. (lire p.70 – ndlr) ou Carmina.

“Ce geste de me filmer et de me photograph­ier pendant un acte si intime m’a vraiment aidée à évoluer dans mes désirs, à m’aimer, aimer mon corps…”, confirme Ayse, artiste. “Ça renarcissi­se, dans le sens positif du narcissism­e, de s’aimer soi-même sainement”, ajoute Chloé Saffy. Parfois, ça va même un peu plus loin. Eva avait pris l’habitude de s’enregistre­r en audio pendant l’orgasme pour son mec qui vivait loin. “Mais finalement, ça m’excitait tout autant et j’aimais beaucoup me réécouter ensuite !”

Pareil du côté de Thomas – seul homme à avoir répondu à mon appel à témoignage­s. Il échangeait des messages coquinous en regardant les nudes envoyés par son correspond­ant et s’est finalement arrêté sur sa propre dick pick. “Et là, je me rends compte que je me masturbe… sur des photos de moi-même. J’ai joui comme ça, en regardant une photo de moi fragmenté, sans tête, juste un torse et une queue. Je me suis d’abord dit que c’était malsain, que je devais n’en parler à personne. Mais, finalement, j’ai compris qu’être capable de jouir de soi, c’est la maturité. C’est être rassuré et avoir assez confiance en soi pour ne pas avoir besoin de l’autre comme miroir pour se plaire. Parce que, après tout, c’est aussi ce qu’on recherche dans l’autre, c’est savoir qu’on plaît et pouvoir s’aimer dans le reflet de son regard. C’est peut-être, finalement, moins hypocrite. C’est s’aimer assez pour aller vers l’autre pour l’autre, pas pour être rassuré.” Le self-porn ou la maturité jusqu’au bout des orteils.

L’Amour sous algorithme de Judith Duportail (Goutte d’Or, 2019)

“Se regarder dans l’abandon est une expérience puissante, quasi mystique, on se regarde soi-même et, en même temps, c’est quelqu’un d’autre. Comme si je voyais mon âme”

JUDITH DUPORTAIL

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Chloé Saffy, écrivaine érotique
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Carmina, réalisatri­ce de films pornos féministes et créatrice de Carré Rose Films

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