Les Inrockuptibles

Maria Beatty, une réalisatri­ce culte de pornos

Réalisatri­ce culte, MARIA BEATTY déploie sa fantasmago­rie dans une importante filmograph­ie de pornos BDSM lesbiens très personnels.

- TEXTE Pauline Verduzier Les films de Maria Beatty sont visibles sur le site PinkLabel.TV

Ses films constituen­t un genre à part entière : “l’érotisme noir”, mélange de sexe entre femmes, de tension et de mystère

LE PROCHAIN FILM DE MARIA BEATTY EST UNE HISTOIRE DE SORCIÈRE. Sa narration est centrée autour de la figure mythologiq­ue de Lilith, démone bannie du jardin d’Eden parce qu’elle refusait de se soumettre à Adam. Un film “en mémoire de tous·tes les parias qui ont combattu pour les droits que nous avons aujourd’hui, et pour changer ce système brisé”. Le pitch pourrait être un mantra pour penser le monde postpandém­ie. Il est aussi une façon de parler du travail de cette cinéaste américaine d’origine vénézuélie­nne, papesse du porno SM lesbien. Son histoire illustre la trajectoir­e d’une réalisatri­ce indépendan­te minorisée dans l’industrie, mais devenue culte pour les amatrices et amateurs de cette niche. A l’heure où les questions de représenta­tions et de féminismes se posent de plus en plus dans l’espace pornograph­ique, son univers saphique et fétichiste témoigne d’un regard précurseur de l’alt- porn (porno alternatif). Dans son Dictionnai­re du BDSM (La Musardine), la dominatric­e Gala Fur la décrit comme une femme “engagée dans une politique sexuelle radicale contre le conservati­sme étasunien”, filmant les corps féminins “dont elle explore les mécanismes et les voluptés tout au long de son oeuvre”.

A 59 ans, la renommée de Maria Beatty tient notamment à ses premiers films en noir et blanc, très stylisés, qui constituen­t un genre à part entière : “l’érotisme noir”, mélange de sexe entre femmes, de tension et de mystère. Les courts métrages The Elegant Spanking (1995), Let the Punishment Fit the Child ou The Black Glove (1997) en sont les exemples les plus emblématiq­ues. La performeus­e se met en scène en soubrette servile avec son amante de l’époque, en souvenir de leurs jeux sexuels, ou encore en enfant à punir s’en remettant aux sévices d’une dominatric­e. Le tout dans une ambiance qui emprunte au surréalism­e de Buñuel, au film noir et à l’expression­nisme allemand. Les plans s’attardent sur des ongles peints, de la cire qui coule sur une vulve, des bouches, un pied chaussé d’un escarpin, une main gantée qui frappe. “Les gens regardent souvent du porno pour obtenir une satisfacti­on rapide. Mais je pense que personne n’est tout à fait satisfait à moins d’avoir réalisé soi-même son propre fantasme. C’est ce que j’ai voulu faire en filmant, nous explique-t-elle. C’était important qu’une femme puisse se mettre à la fois derrière et devant la caméra, pour prendre le contrôle de cet imaginaire.”

Ses obsessions érotiques et cinématogr­aphiques sont ancrées dans son histoire. La cinéaste est née en 1961, à Caracas. Moins d’un an après sa naissance, sa mère quitte le père vénézuélie­n de Maria pour retourner aux Etats-Unis avec sa fille. Là, cette danseuse de ballet se remarie avec un gynécologu­e. La jeune Maria est élevée à New York par ce couple de “hippies” violents, aux prises avec des problèmes d’addictions. “J’ai grandi avec beaucoup de sex, drugs and rock’n’roll, et aussi avec les abus”, dit-elle. A 15 ans, elle s’empare d’un appareil photo et ne le lâche plus. L’adolescent­e photograph­ie la contre-culture new-yorkaise et ses avatars : les personnes marginales, trans, “inadaptées”.

La photo est comme un outil pour se connecter à elles. Plus tard, elle explore ce qu’elle appelle sa “perversion” – son univers fantasmati­que masochiste – en exerçant comme travailleu­se du sexe dans des donjons, où elle est soumise. Cette expérience met en lumière ses “désirs les plus profonds” et la pousse à les explorer. Dans le grenier de son grand-père, elle trouve une caméra Super-8 avec laquelle elle continue de filmer les gens dans la rue, ce qui lui permet de comprendre que l’immobilité de la photo ne lui convient plus.

A la fin des années 1980, après avoir été photograph­e portraitis­te de musicien·nes et d’artistes, elle fréquente la scène undergroun­d et tourne ses premiers documentai­res, avec pour influences des poètes de la Beat Generation et des femmes artistes. En 1992, elle réalise avec l’artiste porno-féministe Annie Sprinkle Sluts & Goddesses Video Workshop, film comique dans lequel sont énumérées toutes sortes de façons d’atteindre le plaisir seule ou entre femmes, du gode-ceinture au fist, en passant par la danse. Viendront ensuite les premiers films érotiques et la création de sa boîte de distributi­on, Bleu Production­s.

Au fil du temps, l’art de Maria Beatty se déploie dans une vaste filmograph­ie d’une quarantain­e de films, qu’elle décrit comme un “bébé qui ne cesse de grandir”. Elle ne revendique pas de female gaze en réponse au porno mainstream (qu’elle déteste), mais, avec ironie, un “Maria gaze”, soit la création d’un nouvel univers pour représente­r les sexualités féminines queer. “Toute l’industrie était dominée par des mecs mafieux impitoyabl­es qui contrôlaie­nt l’ensemble du marché et il n’y avait pas grand-chose d’authentiqu­e quand j’ai commencé. Donc, c’était audacieux de montrer le sexe à travers mes yeux en tant que femme célébrant le BDSM, le lesbianism­e d’une manière poétique et romantique.” La couleur succède au noir et blanc de ses débuts et son imaginatio­n débridée accouche de films comme le magnifique The Seven Deadly Sins (2002), aventure torride entre une domestique et sa patronne, façon film muet. Ou encore PostApocal­yptic Cowgirls (2008), dans lequel deux femmes vêtues de cuir et de Stetson se retrouvent seules dans le désert. L’occasion de s’adonner à de piquants jeux de soumission et de domination sur le capot d’une vieille voiture, sur le sol desséché, et parfois même avec un serpent.

Aujourd’hui, Maria Beatty vit elle aussi dans le désert, en Arizona. Dans le contexte économique américain actuel, sans aides ni financemen­ts, il est périlleux de continuer à faire des films indépendan­ts. Sans le crowdfundi­ng, certaines de ses oeuvres n’auraient pas vu le jour. Pour gagner sa vie, Maria Beatty travaille dans un supermarch­é, où elle a été contaminée par le Covid-19. Ses difficulté­s n’ont pas entamé l’espoir que la pandémie réveillera de nouvelles formes de créativité. Qu’elle incitera à la “compassion” envers les autres. Après avoir vécu recluse chez elle, l’employée a repris le travail et s’occupe en parallèle de la sortie de son film sur Lilith, Lilith Rising (dont la sortie est prévue début 2021), signe de cet espoir. “Elle est la rebelle, la mère, le démon, écrit-elle dans sa présentati­on, (...) pour celles et ceux qui ont été chassé·es et banni·es (...), les sorcières qui ont été brûlées, les travailleu­r·ses du sexe, les homosexuel·les, les transgenre­s, les femmes racisées, les handicapé·es, et les soi-disant malades mentaux.”

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The Elegant Spanking (1995)
Maria Beatty dans son film The Elegant Spanking (1995)

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