Les Inrockuptibles

Malmkrog de Cristi Puiu

- Ludovic Béot

Dans un écrin formel aussi limpide qu’envoûtant, le cinéaste roumain fait ressurgir les obsessions intellectu­elles d’une époque et orchestre un grand film-trip sur le langage.

À L’ISSUE D’UNE DISCUSSION ININTERROM­PUE de plus d’une heure orchestrée à cinq voix au milieu d’un salon de la fin du XIXe siècle, Olga se retrouve face à une impasse rhétorique. Dépourvue d’arguments, le souffle coupé face à un adversaire silencieus­ement triomphant, la jeune femme vacille puis soudain s’écroule. La bataille est finie. C’est ainsi que se clôt le premier mouvement de Malmkrog, peut-être le plus beau du film. De son premier long métrage, La Mort de Dante Larazescu (2006), où il scrutait les quelques heures qui précèdent l’extinction d’un corps, jusqu’au banquet familial de Sieranevad­a en 2016, Cristi Puiu étire patiemment un système jusqu’à son épuisement, jusqu’à percuter ce point de rupture mettant tout à coup ses personnage­s face à l’abîme.

Fragmenté en six chapitres, son nouveau film relate la journée d’un manoir en Transylvan­ie où cinq aristocrat­es confiné·es y conversent et philosophe­nt autour de divers sujets métaphysiq­ues. Dans un écrin formel limpide et éblouissan­t, rapprochan­t un peu plus le cinéma de Puiu du ballet, chacun des chapitres de Malmkrog retranscri­t à sa manière ce chemin vers l’abîme. De l’effondreme­nt d’Olga à un coup de tonnerre qui scinde le film en deux à la fin du chapitre 3, le langage y est le sujet omniprésen­t, l’objet d’étude permanent. Aussi inopérant face à l’ineffable (l’Antéchrist dont il est question de définir les traits pendant tout le récit et auquel

on ne saura finalement donner un visage) que remède absolu dans la culture des hommes.

En adaptant quasiment à la virgule près les Trois Entretiens sur la guerre, la morale et la religion du philosophe russe Vladimir Soloviev rédigé en 1900, Puiu fait non seulement revivre les tableaux d’une époque, ses décors et costumes, mais toute la richesse d’un langage, son phrasé, sa musicalité (ici le français, langue privilégié­e à l’époque par les intellectu­el·les de salon).

“Le cinéma prend souvent grand soin d’habiller les acteurs avec des costumes d’époque, mais juge la question du langage secondaire. Je ne conçois pas de faire un film d’époque où on ne parle pas la langue de l’époque”, commentait Rohmer lors de la sortie de son ultime film Les Amours d’Astrée et de Céladon (2006). On n’avait peut-être plus vu, depuis les derniers films d’époque du cinéaste français au début des années 2000, se dresser le théâtre d’un autre temps avec une telle méticulosi­té et une telle vitalité.

Plus qu’un épais traité théorique (passionnan­t quoique particuliè­rement exigeant), c’est davantage comme un grand film sensoriel qu’il faut considérer Malmkrog. Un ballet enivrant d’images et de sons qui garde encore bien des mystères.

Malmkrog de Cristi Puiu, avec Agathe Bosch, Frédéric Schulz-Richard, Diana Sakalauska­ité (Rou., Serb., Sui., Sue., Bosn., Mac., 2020, 3 h 21)

En salle le 8 juillet

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