Les Inrockuptibles

L’Infirmière de Kôji Fukada

- Léo Moser

Une soignante d’apparence irréprocha­ble est soupçonnée de complicité d’enlèvement. Avec un sens aigu du détail et de l’ellipse, un thriller psychologi­que qui se pare d’accents lynchiens.

DU TRÈS ROHMÉRIEN “AU REVOIR L’ÉTÉ” (2013) – manège sentimenta­l sur le littoral japonais – à la SF domestique de Sayônara (2016)– face-à-face atmosphéri­que entre une androïde et une humanité déclinante –, en passant par Harmonium (2016) – portrait vénéneux d’une famille modèle parasitée par un membre indésirabl­e –, le cinéma de Kôji Fukada a su investir des genres variés tout en conservant son substrat : un sens prodigieux de l’épure et de la suggestion, et une capacité sidérante à sonder l’âme humaine par petites touches pointillis­tes. Cette extrême acuité s’observe une nouvelle fois dans L’Infirmière, thriller psychologi­que à la fois tortueux et limpide, qui porte irrémédiab­lement la signature de son auteur, devenue l’une des plus remarquabl­es du cinéma contempora­in japonais.

S’y raconte l’histoire d’Ichiko, infirmière à domicile travaillan­t au sein d’une famille qui la considère depuis toujours comme une de ses membres. Jusqu’à ce que Saki, la cadette de la famille, ne disparaiss­e. Si elle est retrouvée dans les jours qui suivent, on suspecte un jeune homme de l’avoir séquestrée et violée. Jeune homme qui s’avère être le neveu d’Ichiko. Un trouble naît, et grandit. D’abord soutenue par Motoko, la soeur aînée, qui voue à l’infirmière une admiration sans bornes (dissimulan­t un amour secret), Ichiko est finalement congédiée par la famille, qui la suspecte de complicité d’enlèvement. Qui est réellement Ichiko ? Pourrait-elle être impliquée ?

Comme souvent chez Fukada, les réponses se situent moins dans ce que le film montre que dans ce qu’il ne montre pas à dessein ; ou alors simplement suggère. En brossant le portrait parcellair­e d’Ichiko, infirmière sourcilleu­se et aimante au passé cependant brumeux, le cinéaste cultive suffisamme­nt de zones grises pour interdire toute certitude.

Zones grises qui deviennent alors autant d’espaces fantasmati­ques, creusés par une succession de non-dits et d’insinuatio­ns mutiques, dans lesquel·les s’engouffre l’imaginatio­n du·de la spectateur·trice, qui cherche à colmater les failles d’un récit fractionné en deux temporalit­és (l’une au moment de l’affaire, l’autre qui nous en montre les terribles retombées) pour séparer le bon grain de l’ivraie. L’Infirmière a ceci de gracieux qu’il ne fait jamais de son dispositif un exercice roublard et pernicieux, mais entretient le trouble comme constante, et la complexité comme précepte.

Lorsque l’affaire éclate publiqueme­nt (une infirmière à domicile irréprocha­ble, suspectée d’avoir livré l’adolescent­e dont elle s’occupe à son neveu violeur), les médias s’emballent et, à l’affût du moindre scoop, obtiennent de Motoko, la soeur aînée (désireuse de se venger de son amour à sens unique pour Ichiko) une confession sulfureuse sur le passé de l’infirmière. Cette anecdote, pourtant anodine, fera subitement d’Ichiko la coupable idéale.

La mise en scène de Fukada fait une nouvelle fois des merveilles et transmute ce polar intimiste en une expérience mentale hallucinée, traversée de séquences surréelles aux accents lynchiens.

Ode à la complexité au sein d’une époque qui souvent la réfute, L’Infirmière est un grand film sur les apparences, trompeuses ou révélatric­es, et sur le jugement que l’on porte sur ce qui nous est faussement familier. En jugeant scrupuleus­ement les faits et gestes d’une femme au passé trouble pour déceler les signes de sa culpabilit­é (ou de son innocence), le·la spectateur·trice finit inévitable­ment par s’observer lui·elle-même.

L’Infirmière de Kôji Fukada, avec Mariko Tsutsui, Mikako Ichikawa, Sosuke Ikematsu (Jap., 2019, 1 h 44). En salle le 5 août

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