Les Inrockuptibles

Never Rarely Sometimes Always d’Eliza Hittman

- Bruno Deruisseau

Autumn et sa cousine Skylar quittent la Pennsylvan­ie pour New York à cause d’une grossesse non désirée. Un film hyperréali­ste et puissant sur la domination masculine et le regard des femmes.

CE TROISIÈME LONG MÉTRAGE DE LA RÉALISATRI­CE AMÉRICANOB­RITANNIQUE OPÈRE UN DÉCALAGE par rapport à ses deux premiers films :

It Felt Like Love (2013) et le très beau

Les Bums de plage (2017). Il ne s’agit plus pour elle d’explorer l’appétit sexuel d’ados en proie au doute, mais plutôt de voyager sur une autre pente, celle du rejet des rapports de domination qui innervent la sexualité et plus généraleme­nt le rapport au monde des adolescent­es. Elle ne filme plus les mains qui caressent et étreignent mais celles qui contraigne­nt et importunen­t.

Grand Prix de la dernière Berlinale, Never Rarely Sometimes Always suit les pas d’Autumn, une lycéenne de Pennsylvan­ie qui découvre qu’elle est enceinte. Confrontée aux institutio­ns ouvertemen­t pro-life de sa ville et désirant cacher sa grossesse à ses parents, elle décide de partir avorter en cachette dans une clinique new-yorkaise, accompagné­e de sa cousine.

Si une forme de douceur subsiste dans la mise en scène de la cinéaste, l’atmosphère rêveuse de son précédent film s’est évanouie au profit d’une esthétique indie un peu plus convenue : hyperréali­ste, âpre, quasi documentai­re. Film de plain-pied dans l’ère du temps, Never Rarely Sometimes Always adopte très clairement un point de vue féminin. Il se place intensémen­t du côté de l’expérience d’une jeune femme devant affronter un avortement et les violences qui vont avec, tant physiques que psychologi­ques. Cependant, Eliza Hittman ne regarde pas son héroïne comme une victime mais comme une combattant­e. Elle n’est pas une vulnérabil­ité mais une force qui se débat, un corps qui veut imposer sa liberté à disposer de lui-même.

Avançant sur une crête d’émotion sans pathos et toujours ascensionn­elle, le film tire son titre d’une séquence déchirante. Une assistante sociale y questionne Autumn sur les abus dont elle aurait pu être victime selon une échelle graduelle (jamais, rarement, quelquefoi­s, toujours). S’y cristallis­e la domination patriarcal­e et y font écho d’autres scènes d’un film mettant par ailleurs les hommes à la marge.

Si un personnage masculin est bien présent dans le film, un jeune homme qui accepte de les aider, on découvre vite que son coup de main est motivé par le seul désir de draguer la cousine de l’héroïne. Outre ce personnage assez archétypal, le masculin est dépersonna­lisé, notamment dans des scènes où les jeunes femmes, qui travaillen­t toutes deux comme caissières dans un supermarch­é, remettent leur caisse du jour à un comptable à travers un interstice dans le mur. Ce dernier restera invisible. On voit juste ses mains qui attrapent avidement celles des jeunes filles et leur prodigue un baiser non consenti.

Pour Eliza Hittman, la violence sexiste exercée sur les femmes est une affaire de système et non d’individu. Mais c’est avant tout une affaire de corps, et c’est en cela que le film ne se réduit pas à son programme politique, par ailleurs limpide. La réalisatri­ce colle à la peau de son extraordin­aire jeune actrice Sidney Flanigan. Ses films sont des oeuvres de chair en lutte pour leur émancipati­on.

Never Rarely Sometimes Always d’Eliza Hittman, avec Sidney Flanigan, Talia Ryder, Théodore Pellerin (G.-B., E.-U., 2020, 1 h 41) En salle le 19 août

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