Les Inrockuptibles

Le Sel des larmes de Philippe Garrel

- Murielle Joudet

Un homme et trois femmes ou le ballet lancinant des sentiments et du temps qui passe dans un monde en noir et blanc.

L’HOMME ET LA FEMME ATTENDENT LEUR BUS, LEURS ARRÊTS SE FONT FACE. Ils échangent des regards, de plus en plus appuyés : l’homme finit par la rejoindre pour lui demander son chemin, ils prennent finalement le même bus. Les silences sont lourds, les regards électrique­s, le monde en noir et blanc. Ça pourrait être Hollywood, cette évidence de la rencontre ramassée sur quelques secondes – la scène est tellement intense qu’elle brûle le regard. Mais non, ce n’est pas Hollywood, c’est la Garrelie : ce monde rempli de cafés, de rues et de chambres où les corps se tournent autour, comme des planètes, mus par la seule force du désir.

Où est l’amour ? Dans quelle rue, dans quelle chambre ? Luc (Logann Antuofermo) tourne à l’énergie de ces questions, il suit les femmes partout pour savoir si “l’amour existe” : il cherche, essaie des chambres. Mais ce que Luc ne voit pas, et que nous voyons pour lui, c’est que toutes les femmes qu’il rencontre passent après l’amour du père (André Wilms, à fleur de peau, sublime) : le fils veut devenir ébéniste comme lui, faire l’Ecole

Boulle que son géniteur n’a pas pu faire. Celui-ci s’en rend compte, il dit : “On n’a peut-être pas été trop proches, c’est ça le problème, c’est ça la faute.”

On peut aussi penser que c’est la faute du film, si on le regarde mal : parce que Luc est lâche, se comporte comme un goujat et laisse derrière lui des femmes dans l’attente : d’abord Djemila (Oulaya Amamra), qui patiente dans un petit hôtel où le gérant la met en garde : “J’ai connu des femmes qui ont attendu un homme toute leur vie, et elles sont enterrées toutes seules.”

Il faut toujours écouter les vieux sages : ce cercueil que Luc fabrique, peut-être est-il destiné à ces femmes piégées dans l’attente – Djemila attend le bus, attend Luc. Geneviève (Louise Chevillott­e) aussi, tombe enceinte de Luc, avorte d’avoir trop attendu. Elle pleure comme elle jouit, justement : le risque pour les femmes, c’est que l’attente devienne une jouissance. Luc tombe amoureux de Betsy (Souheila Yacoub), qui lui apparaît “comme son égale” : elle héberge un ancien amour dans leur appartemen­t, circule d’un lit à l’autre. C’est son désir à elle qui met en scène le monde de Luc : que l’amour soit un rapport de forces, c’est ce que constate cruellemen­t Garrel.

Il y a une séquence qui dit tout : pris d’un caprice, Luc décide de revoir Djemila qu’il a pourtant délaissée sans un mot. Il se rend chez elle, la jeune femme descend l’escalier et son ventre est tout rond. Luc comprend, “J’ai rien à faire ici”. Il croyait la retrouver dans une posture d’attente, délivrée de le revoir. Mais le film de la jeune femme a continué sans lui, parallèlem­ent au sien. Djemila tombe enceinte, Geneviève avorte, le temps passe partout, fait oublier Luc. Chacune leur tour, les trois femmes sont enserrées dans un cadre (fenêtre, porte, miroir – comme des cercueils), filmées pareilles à des visions nées du désir de Luc. Mais les femmes, nous dit cette scène dans l’escalier, ne sont pas des visions, elles font ce qu’elles veulent de leur ventre et de leur attente et leurs larmes sont concrètes, pleines de sel.

Le Sel des larmes de Philippe Garrel, avec Logann Antuofermo, Oulaya Amamra, André Wilms (Fr., Sui., 2018, 1 h 40)

En salle le 14 juillet

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Louise Chevillott­e et Logann Antuofermo

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