Les Inrockuptibles

Crash

Un objet visuel et sonore qui marqua les années 1990, dont l’érotisme malaisant est toujours aussi puissant.

- de David Cronenberg Olivier Joyard

QUAND UN MÉTÉORE DES ANNÉES 1990 nommé Crash percute notre été déconfiné, le choc est peut-être plus doux qu’il n’y paraît. Voici un film qui voudrait nous aider à muter. Un étrange objet visuel et sonore dont le but serait de devenir notre enveloppe corporelle le temps d’une projection, pour accueillir les spasmes d’un monde où le désir fait loi. Notre monde, mais juste un peu à côté. Juste un peu plus fou et malaisant, comme toujours chez Cronenberg. Un boudoir de métal et de peaux imaginé par J. G. Ballard dans son roman de 1973, où des hommes et des femmes se reconnaiss­ent à travers leur appétit sexuel pour les océans de tôles froissées et de voitures renversées.

Comment montrer des êtres qui se reconnaiss­ent ? L’évidence douloureus­e de la rencontre n’a peut-être jamais été aussi bien filmée au cinéma que dans l’une des premières scènes du film, quand un accident entre James Spader et Holly Hunter se transforme en un ballet de regards stupéfaits. Tu es là, je suis là. Je te vois, je te sens. Nous ne devrions pas, nous allons le faire. Cet homme et cette femme se retrouvero­nt bien d’autres fois, au gré d’un marivaudag­e sadien entre épouse, mari et maîtresse, que viendra perturber un monstre de libido sans limite joué par l’extravagan­t et sexy Elias Koteas, qui pousse le film vers ses extrémités parodiques et cruelles, dézinguant au passage toute tentative hétéro-normative. Des jalousies naîtront, des circulatio­ns fluides aussi, dans cette communauté hors des lois qui ne sait aimer et baiser qu’en léchant des crevasses-cicatrices sur une

jambe ou caresser une attelle de fer sur un membre meurtri par les accidents.

D’une certaine façon, Crash raconte de simples histoires d’amour et de cul, dont le cadre serait un théâtre baroque fait de bagnoles, d’autoroutes dans la nuit et de corps soumis à une tension extrême. On peut y voir aussi un objet purement conceptuel dont les influences se trouveraie­nt dans la musique répétitive, à mesure que les scènes reproduise­nt des situations similaires sans véritable progressio­n dramatique. Le merveilleu­x thème d’Howard Shore, fait de plusieurs guitares électrique­s enchevêtré­es, apporte à ce sentiment potentiell­ement austère une dimension charnelle. Le film passe du chaud au glacé en allers-retours avec lui.

Enfin, Crash ressemble aussi à un manifeste pour un cinéma libéré, où pourraient se mêler des genres qui n’ont pas beaucoup l’occasion de converser : le film de voitures, dont l’auteur de FauxSembla­nts maîtrise les codes et les ralentit à l’extrême, le film érotique, puisqu’il est assumé que la narration passe par les nombreuses et vitales séquences de cul, le film de pure parole enfin, car le sexe y sort largement de la bouche de celles et ceux qui le racontent avant de le pratiquer. On bande et mouille par les oreilles, chuchote Crash, entre autres rappels essentiels comme celui-ci : le sexe et le cinéma sont des rituels qui parfois terrifient et souvent font jouir.

Crash de David Cronenberg, avec James Spader, Holly Hunter, Elias Koteas (Can., 1996, 1 h 40, reprise le 8 juillet)

 ??  ?? Deborah Kara Unger et James Spader
Deborah Kara Unger et James Spader

Newspapers in French

Newspapers from France