Les Inrockuptibles

Chained ; Beloved de Yaron Shani

Un diptyque sombre et lumineux qui plonge dans le quotidien d’un couple en crise à Tel Aviv.

- Marilou Duponchel

APRÈS “AJAMI”, PREMIER FILM IMPRESSION­NANT DE MAÎTRISE,

coréalisé avec Scandar Copti et récompensé de la Caméra d’or en 2009, Yaron Shani est de retour avec un ambitieux diptyque. Durant cette longue absence, Shani a mâturé ses deux films qui fonctionne­nt comme les pile et face d’une même pièce et dont l’écriture repose sur une prospectiv­e documentai­re alimentée par les histoires de vie de ses participan­ts·es, comédiens·nes choisis·es pour leur proximité avec les personnage­s.

D’Ajami, Chained et Beloved gardent en mémoire une agilité immersive sous haute tension qui nous fait cette fois-ci pénétrer dans le quotidien d’un couple. Après les habitants du quartier cosmopolit­e de Jaffa, où se déployaien­t les tentacules d’un polar virevoltan­t, le nouveau (double) film de Shani nous fait d’abord rencontrer Rashi, un flic de Tel Aviv, droit dans ses bottes mais dont la violence sous-jacente transpire sous son air de nounours protecteur – violence aiguisée par un quotidien déréglé, où la nuit règne et où les enfants, grand·es sacrifié·es, disparaiss­ent avant les parents.

C’est d’ailleurs sur des images mortifères et contagieus­es que s’ouvre Chained, annonçant la paranoïa de cet homme marié qui se rêve père et décharge toute sa folie sécuritair­e sur le dos de sa belle-fille, qui ne veut rien d’autre que vivre sa vie d’ado. Le film expose alors, à travers de longues séquences peu chargées narrativem­ent mais qui bouillonne­nt de l’intérieur, la complexité des rapports humains, la fabrique de ses monstres (Rashi est montré comme un saint et un ogre à la fois) et examine les pourtours d’une société en mutation, mais dans laquelle on apprend encore aux garçons à rendre les gifles et aux filles les bonnes manières, vendues comme les seuls remparts pour leur survie.

Dès les premiers instants du film, la chute annoncée du flic, empêtré dans une sordide accusation d’agression sur mineure, déchire l’illusion de son prétendu bonheur conjugal, fait vriller le système oppressif auquel il est rompu et l’entraîne dans une dangereuse mécanique meurtrière. Pourtant, la rébellion s’envisage.

Elle se déploie dans Beloved, versant lumineux de l’enfer de Chained qui fait naître l’espoir d’une fuite pour le personnage jusqu’alors injustemen­t (mais logiquemen­t) ignoré : Avigail, femme de Rashi, qui révèle là sa toute-puissance. Si le cinéaste israélien assure que ses films jumeaux peuvent se regarder selon l’ordre de son choix, celui induit par la sortie en salle offre une lecture bien plus puissante, choisissan­t pour son héroïne le chemin de la résurrecti­on plutôt que celui de la punition et lui confiant les pleins pouvoirs dans un ultime sauvetage, blottie dans les bras d’une communauté féminine soudée.

Fresque éprouvante, radioscopi­e à vif des écorchures humaines, Chained et Beloved forment un double film en crise (identitair­e, familiale, sociétale), un film ambigu où l’on cache d’un flou (procédé utilisé à plusieurs reprises sur les silhouette­s “extérieure­s” à la fiction) les sexes nus (pudeur ou puritanism­e ?) et où l’on piétine les photos de famille tout en les chérissant secrètemen­t.

Chained de Yaron Shani, avec Eran Naim, Stav Almagor, Stav Patay (Isr., All., 2019, 1 h 52). En salle le 8 juillet Beloved de Yaron Shani, avec Stav Almagor, Eran Naim, Ori Shani (Isr., 2019, 1 h 48) En salle le 15 juillet

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