Les Inrockuptibles

Chrissie Hynde, icône du rock pur et dur

- TEXTE Francis Dordor

Depuis quatre décennies, CHRISSIE HYNDE incarne un rock pur et dur. Alors que sort le onzième album des Pretenders, Hate for Sale, retour sur le parcours d’une icône. D’Akron, sa ville natale de l’Ohio, en passant par le punk naissant à Londres et Paris, un chemin semé de musique, d’excès et de révoltes.

“JE SUIS REDEVENUE UNE HIPPIE.” EN CE DÉBUT DU MOIS DE MAI 2020, CHRISSIE HYNDE CÈDE AU RITUEL à la mode : raconter au téléphone son confinemen­t. “Je cuisine du riz complet comme à mes 20 ans. Je n’ai pas exercé ma voix parce que je suis chanteuse de rock. Mais j’ai fait des reprises de Dylan avec mon guitariste que j’ai mises en ligne. Je peins beaucoup. Je lis, médite, regarde la télé. En temps normal, quand je ne suis pas en tournée, je vis seule à Londres. En somme, rien de bien différent.” Claustrati­on et solitude semblent réussir à celle qui a divorcé trois fois – de Ray Davies des Kinks, de Jim Kerr de Simple Minds et de Lucho Brieva de Colombie – et n’entend pas à l’évidence s’étendre sur sa vie maritale ratée.

Non, ce qui motive Chrissie aujourd’hui, c’est, après deux disques solo inégaux ( Stockholm en 2014 et Valve Bone Woe l’an dernier), la parution estivale de Hate for Sale, onzième album des Pretenders. Où l’on retrouve le batteur original, Martin Chambers, et surtout l’ADN d’un groupe, désormais copiloté par le guitariste James Walbourne, qui brille dans chaque style : rock tartare (Junkie Walk, Turf Accountant Daddy), reggae vintage (Lightning Man) ou Northern soul (You Can’t Hurt a Fool). Plus ou moins subliminal­es, ces dix nouvelles chansons ont aussi l’inestimabl­e mérite de nous remettre sur la piste (très escarpée) de la dernière reine squaw du rock depuis l’Ohio, où tout a commencé dans les années 1950…

Dans le langage des Indiens seneca, l’expression “Ohi-yo” signifie “que c’est beau !”, référence à la munificent­e rivière dont le cours s’élargit pour mieux délimiter les Etats de l’Ohio et de la Virginie-Occidental­e. Christine Ellen Hynde est née là, dans ce Midwest hybride et florissant, rural et industriel, le 7 septembre 1951. Précisémen­t à Akron, capitale mondiale du caoutchouc où s’implantère­nt deux des leaders mondiaux du pneumatiqu­e, Firestone et Goodyear, l’un en 1900, l’autre en 1898. C’est à Akron également qu’un certain Ferdinand Schumacher a fondé en 1870 la célèbre marque de céréales Quaker Oats. De sorte que la jeune Christine a grandi cernée par les odeurs d’avoine et de maïs torréfiés mêlées à celles de caoutchouc s’échappant des cheminées d’usines.

Son enfance y fut aussi douillette qu’un édredon en plumes. “Nous vivions dans un monde où craindre pour notre sécurité nous était aussi étranger qu’improbable était la perspectiv­e de voir une soucoupe volante se poser sur la pelouse du jardin, résume-t-elle dans Reckless – My Life As a Pretender, autobiogra­phie parue en 2015. Nous étions protégés, nourris, aimés, comblés, les derniers représenta­nts d’une espèce en voie de disparitio­n.”

Dès lors, il devient difficile de relier cette image de petite Américaine modèle émue aux larmes devant la télé par Lassie, chien fidèle, qui se rêve jument alezane en galopant en socquettes blanches, une étoile collée sur le front, à celle de la suffragett­e punk fréquentan­t les pires gredins, qui prend des drogues et s’évertue à mettre en pratique cette devise jusqu’au-boutiste qu’elle s’est forgée, “n’importe quelle expérience plutôt que pas d’expérience du tout”, quand d’autres jeunes filles se constituen­t au même âge un trousseau de mariage.

A quel moment la fille bien-aimée d’une famille unie et prospère – père ancien militaire, mère secrétaire – a-t-elle bifurqué ? Quel incident l’a détournée du “droit chemin” ? En réalité, l’histoire de Chrissie Hynde est celle d’une génération, la première de l’aprèsguerr­e à se définir par le reniement, la contestati­on, la première à trouver dans le rock’n’roll non plus un divertisse­ment mais un absolu capable de déloger (ou de ressourcer) les mythes fondateurs.

Alors que l’Amérique perd son âme au Vietnam, sa jeunesse s’invente une utopie, plus hédoniste que politique, au son des Doors, de Jefferson Airplane, expériment­e les substances psychédéli­ques, se dessine un horizon aux possibilit­és infinies dans les brèches d’un monde emmuré dans l’hypermatér­ialisme. Pour Chrissie, tout commence peut-être au détour d’une allée de supermarch­é le jour où, encore sage demoiselle accompagna­nt ses parents faire des courses, elle tombe sur un disque des Beatles. Elle a entendu I Want to HoldYour Hand à la radio, mais là, fascinée, découvre les coupes à frange, les costumes Pierre Cardin, toute une élégance brisant les codes anciens. Elle n’a jamais rien vu de tel. Jamais vu de photo de groupe anglais.

Le jour même, elle abandonne l’apprentiss­age du ukulélé, s’empare d’une guitare acoustique, s’étonne que chanter lui soit si naturel en plaquant une suite d’accords sur un manche. S’ensuit une succession de fols engouement­s et de franches détestatio­ns. A mesure qu’elle se transforme pour adopter la panoplie complète de la hippie de base, mocassins et veste à franges compris, qu’elle néglige ses études pour mieux plancher sur les albums du Buffalo Springfiel­d ou de Moby Grape, elle s’érige en critique virulente du mode de vie parental, se prend le chou avec papa à propos de cette tradition, jugée absurde, de devoir couper des millions de sapins pour le plaisir d’y déposer des cadeaux à Noël. Lorsqu’elle lui annonce ne plus vouloir manger de viande, il explose : “Tu vas manger ta viande et redevenir NORMALE !”

Au même moment, des millions de jeunes Américain·es rejoignent avec elle ce qu’elle appelle l’armée des “parent-hating pot smokers” (“les fumeurs de beuh qui ont la haine des parents”). Monsieur et madame Hynde ne reconnaiss­ent plus leur progénitur­e. Prennent des cours de graphologi­e pour tenter de “déchiffrer” la psychologi­e de leur fille et de son frère, Terry, adolescent aussi “perturbé”. N’en déplaise à daddy, plus jamais fifille n’avalera le moindre morceau de viande (elle ouvrira même un restaurant vegan à Akron en 2007, le Vegiterran­ean). Quant à redevenir “normale”… Pour beaucoup d’ados en rupture de ban, il y a toujours un point de non-retour. Pour Chrissie, on en compte plusieurs. En mai 1970, étudiante en arts plastiques, elle participe aux manifestat­ions contre l’interventi­on américaine au Cambodge décidée par Nixon. Alors qu’elle fuit les lacrymos qui envahissen­t le campus de la Kent State University, la Garde nationale tire sur la foule. Quatre étudiants, dont le boyfriend de sa meilleure amie Cindy Hino, sont tués.

En voyant les photos de la fusillade, Neil Young compose Ohio, qu’il enregistre avec ses compères Crosby, Stills et Nash. L’emprise de la musique n’a jamais été aussi forte. Jim Morrison éructe “We want the world and we want it now !”, pousse à la

L’histoire de Chrissie Hynde, c’est celle d’une génération, la première de l’après-guerre à trouver dans le rock’n’roll non plus un divertisse­ment mais un absolu capable de déloger les mythes fondateurs

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La formation originale des Pretenders (1979) : James Honeyman-Scott (guitare), Chrissie Hynde (chant et guitare), Pete Farndon (basse) et Martin Chambers (batterie). Seul·es ce dernier et Chrissie Hynde sont encore en vie
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