Les Inrockuptibles

“La société française n’a jamais été aussi divisée”

Un jeune journalist­e enquête sur la façon dont le gouverneme­nt français a laissé filer l’invention d’internet aux Etats-Unis. Avec Comédies françaises, ÉRIC REINHARDT signe son roman le plus politique et le plus acerbe sur le pays, la droite, le lobbying.

- TEXTE Nelly Kaprièlian PHOTO Louise Desnos pour Les Inrockupti­bles

Dans Comédies françaises, tu avances que la France, à cause de mauvaises décisions des pouvoirs publics, aurait raté internet.

Eric Reinhardt — En effet. En 2013, je suis tombé sur une brève de Libération annonçant qu’un ingénieur français, Louis Pouzin, allait être décoré par la reine d’Angleterre pour avoir été “l’un des pères d’internet”. Ah bon ? Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je croyais, comme tout un chacun, qu’internet avait été – c’est le récit officiel – la géniale invention des Américains d’Arpanet ! J’ai eu alors l’intuition, en lisant cette brève, qu’il y avait eu quelqu’un, en France, au plus haut sommet de l’Etat, qui, devant cette invention, avait dit : non. Et je me suis juré de l’identifier. Les abus de pouvoir, les positions de domination, l’impunité des puissants, la question de l’intérêt général versus les intérêts particulie­rs, c’est un peu ce qui court dans mon travail de livre en livre. Et, quelques semaines plus tard, j’ai rencontré Louis Pouzin, qui m’a en effet confirmé que l’entourage de Valéry Giscard d’Estaing, en 1974, avait écarté son invention, le datagramme, au profit du Minitel, et que les Américains, pas cons, s’en étaient immédiatem­ent emparés pour créer et lancer internet. Et j’ai découvert que mon intuition initiale n’était pas si mauvaise et que je tenais là mon nouveau livre car, derrière cette décision désastreus­e, j’ai identifié la main d’un homme très influent, un grand patron français, Ambroise Roux, auquel j’ai décidé de m’intéresser de près…

C’est ton roman le plus directemen­t politique. Contre la droite ?

C’est un roman très politique en effet, mais aussi ironique, offensif, polémique. Disons que je confronte la droite, avec humour, à ses contradict­ions, je la prends à son propre jeu, elle qui prétend être entravée dans ses rêves de prospérité nationale par l’onéreux modèle social français, par le Code du travail si contraigna­nt, par les 35 heures… Les grands coupables du marasme économique seraient les travailleu­r·euses français·es ! Mais les industriel­s français, quand on leur apporte la technologi­e d’internet sur un plateau d’argent, ils ne sont pas foutus d’en tirer profit, ils la laissent partir aux Etats-Unis ! Cette histoire est passionnan­te car elle est exemplaire et révélatric­e d’une différence fondamenta­le de mentalité entre les Français·es

et les Américain·es dans leur relation à l’avenir, à la conquête, à l’inconnu, à la guerre économique. Les Américain·es ont ceci de génial qu’il·elles créent de nouvelles réalités, c’est leur obsession : il·elles avaient compris avant tout le monde que les réseaux de transmissi­on de données étaient le champ de bataille du XXIe siècle, et il·elles ont rusé avec le reste du monde pour être les premier·ères et les seul·es à lancer internet, quand nous étions, en Europe, dans un esprit de coopératio­n internatio­nale.

Tu dénonces aussi le lobbying. Est-ce selon toi ce qui mine le pays ?

Le lobbying est un fléau planétaire. Mais pour ce qui concerne Ambroise Roux et la pression qu’il a mise sur Giscard pour qu’il torpille internet, c’est certes une question de lobbying, mais surtout de spécificit­é française : celle d’une connivence, qui a perduré pendant des décennies, entre l’industrie et l’Etat, celui-ci fournissan­t à celle-là ses principaux marchés, ce qui n’a pas incité les industriel­s français à beaucoup de créativité. Ils se contentaie­nt de gérer et de consolider des positions établies, en passant davantage de temps dans les salons ministérie­ls que sur le terrain. D’où une forme de conservati­sme, de lenteur confortabl­e. Quand, à l’inverse, la volonté de domination planétaire des Américain·es les pousse sans cesse à expériment­er, à aller là où personne n’est jamais allé, à créer de nouveaux besoins, de nouvelles dépendance­s.

Comment vois-tu la société française aujourd’hui ?

Personne n’est capable de prévoir ce qui va se passer à court terme. Macron n’a pas l’air de comprendre le pays, il est rejeté comme aucun autre ne l’avait été avant lui, il paie aujourd’hui pour ce qui lui a précisémen­t permis d’être élu : être hors-sol, soi-disant ni de gauche ni de droite, nouveau venu, sans ancrage électoral, telle une apparition. Il est lisse, presque abstrait, il est comme une appli (une applicatio­n présidenti­elle), tout a l’air de couler sur lui, rien ne semble l’atteindre (voir sa mondaine et primesauti­ère prestation le 14 juillet : obscène), il est incapable de la plus petite solennité, c’est un grand relativist­e. Il n’y a pas de grandeur chez lui, seulement de la rationalit­é technocrat­ique de haute volée, à mille lieues des aspiration­s concrètes et rugueuses des Français·es, confronté·es, dans le monde réel, à des difficulté­s que le Covid-19 va encore aggraver.

Par ailleurs, je n’ai jamais senti la société française aussi divisée qu’aujourd’hui, traversée d’antagonism­es jusqu’à la haine et la violence. Ça canarde tous azimuts : sur le social bien sûr, mais aussi sur les questions féministes, de l’antiracism­e, de la décolonisa­tion, des violences policières. Les Français·es ne se comprennen­t plus, la société française se déchire comme jamais et Macron met de l’huile sur le feu, par manque de finesse ou d’intelligen­ce de l’époque. Ou par cynisme électoral (capter l’électorat de Fillon), c’est difficile à dire. Il n’y a guère que sur l’écologie que les Français·es pourraient se mettre d’accord. C’est aussi pourquoi, coronaviru­s et prises de conscience afférentes aidant, cela pourrait devenir le projet de société de demain.

Le personnage de Dimitri est comme un contrepoin­t, il incarne le rêve, la poésie, le hasard. Or il meurt. Pourquoi ?

L’une des lignes de force du roman, c’est la question de l’instant décisif, le moment précis où les choses basculent, que ce soit sur le plan du destin individuel ou sur celui des civilisati­ons, des rapports de force internatio­naux. Par exemple, le moment où la France refuse l’invention de Louis Pouzin. Ou le moment où Max Ernst enseigne le dripping à Jackson Pollock, entraînant le déplacemen­t de l’épicentre artistique de Paris à New York. Mais c’est aussi, dans la vie de Dimitri, le hasard des rencontres amoureuses ou profession­nelles, ou encore son obsession de se concilier les grâces du hasard. Mais le hasard peut être funeste bien sûr. C’est l’arbitraire absurde et révoltant de l’accident. La mort de Dimitri découle pour moi de cette exploratio­n de toutes les déclinaiso­ns de l’instant décisif. Par ailleurs, mon héros est un être sombre et romantique, excessif, idéaliste. Il meurt à 27 ans, rejoignant ainsi le Club des 27 et tous les écorchés vifs qui l’ont précédé, de Jim Morrison à Kurt Cobain et Basquiat.

Penses-tu que la situation de la société, avec ses crises, appelle chez les écrivain·es à un certain retour au réalisme, au naturalism­e ?

Au contraire ! D’ailleurs, mon livre, s’il repose sur une énorme documentat­ion, n’est pas de facture naturalist­e. Car ce qui importe, plus que jamais, pour l’écrivain·e, je crois, c’est de se démarquer de ce que tout le monde fait sur les réseaux sociaux ou sur les chaînes d’info en continu : produire de l’opinion, faire circuler de l’informatio­n (parfois fausse), analyser à chaud. L’écrivain·e doit mettre en réseau des choses qui ne le sont jamais, pour éclairer des aspects de notre réalité qui ne le seraient pas autrement. L’écrivain·e doit faire passer ses intuitions à travers des formes qu’il·elle invente et qui racontent le réel de l’intérieur, qui désaxent les perception­s habituelle­s, produisent du sens et de la pensée, ce qui est précisémen­t le contraire du réalisme. Je pense que tout livre nécessaire recèle un savoir intime qui lui est constituti­f, un savoir qui est une sorte de petit système. Et c’est parce que ce savoir est transmis par une expérience esthétique et par des sensations que la littératur­e conserve toute sa puissance subversive, à une époque où l’on pourrait croire qu’on n’en a plus besoin.

“Disons que je confronte la droite, avec humour, à ses contradict­ions, elle qui prétend être entravée dans ses rêves de prospérité nationale par l’onéreux modèle social français”

Comédies françaises (Gallimard), 480 p., 22 €. En librairie le 20 août

Extrait dans notre cahier complément­aire

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