Les Inrockuptibles

Scanners de David Cronenberg

Un trip halluciné où le cinéaste canadien explore en 1981, à travers une communauté d’humains télépathes, son sujet de prédilecti­on, l’être augmenté.

- Murielle Joudet

ENTRER DANS UN FILM DE CRONENBERG, C’EST GLISSER À L’INTÉRIEUR D’UN “UNDERWORLD”, un monde de fictions clandestin­es, d’expérience­s interdites. On rejoint des factions, des groupes parallèles qui s’organisent autour d’une même obsession, une perversion, une anomalie. La passion de la tôle froissée et des accidents de voitures (Crash), les snuff movies (Vidéodrome), les jeux vidéo (eXistenZ), la psychanaly­se (A Dangerous Method) ou la gynécologi­e (Faux-Semblants)…

Tout est prétexte à constituer une utopie collective mue par une addiction, une soif de déterrer l’intensité enfouie sous les apparences. C’est le sens de ces nombreuses images “éventrées” chez Cronenberg : les corps qui dégurgiten­t leurs entrailles, ces trous et ces plaies dans lesquels on passe la main, brèches secrètes qui mènent à une autre dimension comme dans un tableau de Lucio Fontana, une image du pressentim­ent que la chair du réel ne suffit pas.

Et pour glisser dans la brèche, il faut rejoindre les rangs de ces sociétés secrètes, comme les “Scanners”, ces êtres humains doués de bizarrerie­s télépathiq­ues à la suite d’une expérience qui a mal tourné sur des femmes enceintes : ils peuvent prendre le contrôle d’un corps, d’un esprit et entendent en continu les pensées de ceux et celles qui les entourent.

Sous l’atmosphère parfaiteme­nt mabusienne et le complot pharmaceut­ique se glisse une métaphore de la fiction comme trip collectif : les fronts moites, les yeux révulsés, les corps qui convulsent, les piqûres d’Ephemerol que les Scanners, filmés comme des junkies, s’administre­nt pour mettre fin aux voix dans leurs têtes – tout le monde est embarqué sur la même ligne d’intensité, et les badauds, restés sobres, n’y comprennen­t rien.

Car les héros cronenberg­iens sont un genre de peuple élu : ils ont le don de la perversité, l’intuition d’une insuffisan­ce et s’agitent en bordure de la normalité. Ils détiennent la clé d’une extase très vite addictive ; lors d’une réunion, les Scanners répètent en choeur : “Scannons ensemble et nos deux esprits fusionnero­nt pour ne faire plus qu’un. Un système. Un esprit. Une expérience.

On abandonne sa volonté à celle du groupe.” On lit la jouissance sur les visages, le ravissemen­t qu’il y a à glisser de soi.

Pour Cronenberg, un corps, une conscience, ça ne suffit pas, ça ne produit pas assez d’énergie. La fiction naît toujours de ce “manque à être” de l’individual­ité qui cherche sa drogue. Elle recombine, se branche sur un corps étranger : une mouche, une voiture, une télévision, son propre frère… la liste est longue. Et cette jouissance du corps excédé, c’est d’abord la nôtre, celle de voir l’image palpiter, sortir d’elle-même : c’est le motif de l’explosion qui revient en boucle dans Scanners, un pur soulèvemen­t plastique. Chez Cronenberg, on l’attend toujours, cette déflagrati­on de l’image après laquelle il n’y a plus rien : il s’en approche, recule, déshabille l’image, la rhabille, joue avec son·sa spectateur·trice en manque, avant de lui livrer un dernier plan surdosé.

Scanners de David Cronenberg, avec Jennifer O’Neill, Stephen Lack, Patrick McGoohan (Can., 1981, 1 h 43, reprise)

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Stephen Lack

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