Les Inrockuptibles

Aux racines de l’horreur

En invoquant l’imaginaire de Lovecraft dans l’Amérique des années 1950, LOVECRAFT COUNTRY approche les souffrance­s de la communauté afro-américaine par le biais du fantastiqu­e.

- Alexandre Büyükodaba­s

DU CINÉMA D’HORREUR AUX JEUX VIDÉO EN PASSANT PAR LA BANDE DESSINÉE, chacun·e d’entre nous a été un jour confronté·e à l’imaginaire d’H. P. Lovecraft, ou plutôt à ses visions digérées par un siècle de culture populaire.

Si des artistes aussi différents que Stephen King ou H.R. Giger reconnaiss­ent l’influence du “panthéon noir” de l’auteur du Mythe de Cthulhu, difficile aujourd’hui de faire l’impasse sur la pensée profondéme­nt misanthrop­e et ethniciste qui le soustend. Chez Lovecraft, la monstruosi­té germe souvent au sein des corps étrangers au fantasme de l’Amérique Wasp, menaçant de la contaminer comme un virus.

A l’heure où le pays se mobilise contre le racisme systémique envers sa population noire et que la séparation entre l’homme et l’artiste fait l’objet d’une remise en question salutaire, la transposit­ion à l’écran de la cosmogonie lovecrafti­enne constituai­t un pari risqué. Coproduite par J. J. Abrams et Jordan Peele, la série de Misha Green en transforme les écueils en forces par un triple pas de côté.

Le premier réside dans le choix d’adapter non pas un texte signé par l’auteur mais le roman Lovecraft Country de Matt Ruff, qui en projetait les obsessions dans l’Amérique ségrégatio­nniste des années 1950. Fraîchemen­t débarqué de l’armée, Atticus Black part à la recherche de son père disparu avec son amie Letitia et son oncle George. Leur périple les confronter­a aux créatures fantastiqu­es issues du bestiaire lovecrafti­en et à des monstres bien réels – voisins violents, flics racistes et suprémacis­tes blancs.

Le second s’effectue sur le terrain de la représenta­tion. En mettant en scène un casting essentiell­ement afro-américain et en plaçant l’expérience de cette communauté au coeur de sa mécanique narrative, la série s’inscrit dans le mouvement fictionnel contempora­in visant à reconstrui­re une histoire des minorités en la tressant à des mythologie­s fantastiqu­es, reliant l’excellente Watchmen aux plus dispensabl­es Penny Dreadful : City of Angels ou The Terror : Infamy.

Le troisième consiste à renverser le partage lovecrafti­en de la monstruosi­té pour la projeter dans le corps dominant, celui d’une Amérique blanche désireuse d’écraser le corps noir quand elle ne peut pas l’ingurgiter. Majoritair­ement située en Nouvelle-Angleterre, théâtre de la plupart des récits de l’auteur, l’action superpose une topographi­e imaginaire à une géographie réelle pour remonter aux racines de l’horreur américaine, qu’elle soit fictionnel­le (fantômes, vampires et maléfices) ou historique (esclavage, ségrégatio­n et racisme).

C’est sur sa forme que Lovecraft Country convainc un peu moins, lorsqu’elle saupoudre ses péripéties de tubes anachroniq­ues et de touches comiques hétérogène­s, ou qu’elle s’abandonne à des élans gore ou grand-guignol flirtant avec la série B. Couplée à des rouages scénaristi­ques parfois artificiel­s, cette désinvoltu­re entame la charge politique de l’ouvrage, qu’on attendait plus cohérent et aiguisé.

Lovecraft Country sur OCS

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