Le corps des filles
Avec Chavirer, LOLA LAFON met en scène une jeune danseuse abusée par des adultes. Et analyse implacablement les insidieux mécanismes d’emprise dans un roman choral.
IL N’EST PAS TOUJOURS ÉVIDENT D’ÉCRIRE UN GRAND ROMAN SUR UN GRAND SUJET. Nombreux·ses sont celles et ceux qui se sont fourvoyé·es en testant l’exercice, écrivant au mieux un faux documentaire cousu de fil blanc, au pire un pensum indigeste. Lola Lafon s’en sort au contraire très bien. Sa maîtrise lui permet d’user de l’émotion sans en abuser, de jouer de l’ellipse et de la suggestion, de mettre en place une chronologie éclatée pour nous donner à approcher un personnage féminin meurtri dont elle nous laisse imaginer les failles.
Elle donne un corps, littéralement, à plusieurs sujets dont on débat particulièrement depuis l’explosion du mouvement MeToo. Celui de Cléo,
13 ans au milieu des années 1980, dans une petite ville de la grande banlieue parisienne. Un jour, une femme très chic l’aborde à la sortie de son cours de modern jazz, se prévalant d’une mystérieuse Fondation Galatée qui distribuerait des bourses à des jeunes filles dynamiques. Cléo pourrait par exemple intégrer une célèbre école de danse à New York.
Un avenir inespéré s’ouvre alors devant l’ado, encouragée par sa famille à concourir. Et le piège se referme, car Cléo est livrée à un soi-disant jury composé d’hommes en quête de chair fraîche. Elle va même être chargée de recruter d’autres filles de son collège. Betty, pas encore 13 ans, veut absolument obtenir une bourse et supplie Cléo de la présenter au jury. Plus de trente ans après, Cléo vit toujours avec cette histoire.
Les femmes qui peuplent les romans de Lola Lafon forment une grande famille. Toujours, les héroïnes de l’autrice d’Une fièvre impossible à négocier (2003), corps ou esprit accaparés, doivent se défaire d’une contrainte, chercher à trouver leur chemin dans un univers semé d’obstacles. Au point qu’on peut établir des correspondances entre elles, depuis De ça je me console (2007) à
La petite communiste qui ne souriait jamais (2014) ou Mercy, Mary, Patty (2017). Ainsi ce nouveau roman poursuit une thématique qui s’est élaborée dans les précédents, mais le propos y prend de l’ampleur.
Tout en se concentrant sur le cas précis d’une collégienne abusée sexuellement, Lafon place son personnage au centre d’un faisceau de questionnements, et partant d’une réflexion sur l’utilisation d’un corps elle propose un éreintage en règle de la logique marchande à l’oeuvre dans notre société libérale.
Tout est juste dans ce que raconte Lafon, particulièrement la description de la petite classe moyenne dans laquelle vit Cléo, l’ambiance de son collège, les cours de danse à la MJC, l’aspiration de certains parents à faire de leurs filles des célébrités. Surtout, la romancière met au jour la perversité des mécanismes d’emprise, et le réseau de culpabilités qui se referme sur celle qui a consenti.
“Une honte qui en dissimulait une autre. La honte de s’être laissé faire et la honte de ne pas avoir su se détendre pour se laisser faire. On ne va pas en faire toute une histoire, avait dit Marc, après.” En ce sens, ce livre rejoint les questions soulevées par
Le Consentement, publié l’hiver dernier chez Grasset, où Vanessa Springora décrit la relation toxique qui l’a liée, adolescente, à l’écrivain Gabriel Matzneff.
Le sujet est complexe, Lafon se tient à distance du sensationnel et ne s’autorise aucune facilité narrative. Elle échafaude un roman choral très bien pensé, où se succèdent ceux et celles qui ont été des proches de Cléo à différentes époques. Ils et elles s’interrogent, parfois des années après, sur ce qu’il leur aurait fallu comprendre du désarroi de leur amie. Ainsi Lafon change constamment de focale, et construit un puzzle où les pièces se mettent en place au long de la lecture.
Mais le propos de la romancière est plus large, et très politique. A travers la diversité des témoignages et des situations qu’il décrit, le livre croise des problématiques de genre, de religion, de discrimination, de déterminisme social.
Lafon montre l’injustice, le mépris de classe, les clichés associés aux filles des milieux populaires, s’interroge sur l’avenir qui leur est offert. En ancrant son livre dans l’univers de la danse, particulièrement celui du modern jazz en vogue dans les émissions de variétés, elle nous invite à regarder en face les coulisses, celles de l’industrie du spectacle, certes, mais celles aussi de notre société dans son ensemble.
Chavirer (Actes Sud), 352 p., 20,50 € En librairie le 19 août
Extrait dans notre cahier complémentaire