Les Inrockuptibles

Comme un torrent

A quoi pense une femme dans une cuisine ? Les Lionnes de LUCY ELLMANN livre le flux de conscience d’une Mrs Dalloway du XXIe siècle. Plus de mille pages hors normes et éblouissan­tes.

- Yann Perreau

UNE FEMME, DANS SA CUISINE, S’ÉGARE DANS SES PENSÉES. Elle songe aux horreurs du monde autant qu’à ce qu’elle va préparer pour le dîner, au cancer qu’elle a vaincu, à son ex-mari, à celui qu’elle a toujours, à ses quatre enfants, à cette chanson de son adolescenc­e qui lui trotte dans la tête, etc. Toutes ces réflexions s’égrènent d’une traite, une seule phrase, ou presque, sur plus de mille pages. Chacune commence par une même formule, répétée comme un mantra : “le fait que”. “Le fait que sans la mutuelle de Leo on serait finis, finis, brisés, fauchés, mousse polymère extrudé, le fait que je déteste le mot ‘extrudé’, c’est tellement laid, Marnie, extrusion angulaire de canaux égaux, ruptures fragiles, tonnelage et polissage, voitures électrique­s, élastique, plastique, le fait qu’il y a un autre mot que je déteste aussi, un truc qui commence par F je crois (…).”

Ça pourrait se limiter à un exercice de style, mais c’est tout le contraire qui se produit dans ce livre prodigieux. Car le procédé, cette plongée très joycienne dans le flux de conscience d’une femme, n’est pas l’essentiel : c’est cette narratrice qui se révèle passionnan­te. Ses peurs, ses névroses, ses désirs ; son regard sur le monde, intelligen­t bien que pollué par le flux incessant d’informatio­ns anxiogènes ; le drame caché de sa vie enfin, qui se révèle peu à peu, comme un motif qu’on aurait oublié sous plusieurs couches de peinture.

L’héroïne des Lionnes est une

Mrs Dalloway pour le XXIe siècle. Au-delà du rôle de mère de famille dans lequel on veut l’enfermer, qu’évoquent par effet de miroir ces extraits d’une autre intrigue qui vient ponctuer le récit, les mésaventur­es d’une lionne ayant perdu ses petits ; au-delà de son genre, de sa couleur de peau, obsessions d’une époque qui voudrait qu’on ne puisse écrire que ce que l’on est, ou ce que l’on a vécu.

Elle est un peu chacun·e d’entre nous, cette narratrice anonyme, et nous tou·tes à la fois. Un concentré d’humanité. La lecture des Lionnes est une expérience qui enivre, éblouit, bouleverse notre perception du monde. Comme si une intelligen­ce supérieure avait, d’une façon empirique, rigoureuse, exhaustive réussi à décoder le fonctionne­ment de l’âme humaine. Subconscie­nt, inconscien­t et conscient mélangés. Une sensation moins cérébrale que sensuelle, un flux de pensées mais surtout d’émotions (si tant est que l’on puisse séparer les deux) incarnées en contrepète­ries, jeux de mots, associatio­ns d’idées, homonymies, comptines, brillammen­t traduit·es par Claro.

Des “faits” trivaux, profonds, anecdotiqu­es, comiques ou tragiques. Comme le sont nos vies, au jour le jour. C’est le huitième roman de Lucy Ellmann, dont un seul autre fut traduit en français (Petits Désastres de la vie ordinaire). Espérons que ce ne sera pas le dernier.

Les Lionnes (Seuil), traduit de l’anglais par Claro, 1152 p., 27 €. En librairie le 20 août

Extrait dans notre cahier complément­aire

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