Fatima Daas
La Petite Dernière
JE M’APPELLE FATIMA.
Je porte le nom d’un personnage symbolique en islam. Je porte un nom auquel il faut rendre honneur. Un nom qu’il ne faut pas « salir », comme on dit chez moi.
Chez moi, salir, c’est déshonorer. Wassekh, en arabe algérien.
On dit darja, darija, pour dire dialecte.
Wassekh : salir, foutre la merde, noircir. C’est comme « se rapprocher » en français, c’est polysémique.
Ma mère utilisait le même mot pour me dire que j’avais sali mes vêtements, le même mot quand elle rentrait à la maison et qu’elle trouvait son Royaume en mauvais état.
Son Royaume : la cuisine.
Là où l’on ne pouvait pas mettre les pieds ni la main.
Ma mère détestait que les choses ne soient pas remises à leur place.
Il y avait des codes dans la cuisine, comme partout ailleurs, il fallait les connaître, les respecter et les suivre.
Si l’on n’en était pas capable, on devait se tenir à l’écart du Royaume.
Parmi les phrases que ma mère répétait souvent, il y avait celle-ci : Makènch li ghawèn, fi hadi dar, izzèdolèk.
Ça sonnait comme une punchline à mon oreille.
« Il n’y a personne pour t’aider dans cette maison, mais on t’en rajoute. »
En tordant mes orteils dans mes chaussettes hautes, je rétorquais souvent la même chose.
– Il faut me le dire si tu as besoin d’aide, je ne suis pas voyante, je ne peux pas le deviner.
A quoi ma mère répondait du tac au tac qu’elle n’avait pas besoin de « notre » aide. Elle prenait bien soin de dire « notre », une manière de rendre son reproche collectif, d’éviter que je ne le prenne personnellement, que je ne me sente attaquée.
Ma mère a commencé à cuisiner à l’âge de quatorze ans.
D’abord, des choses qu’elle nomme sahline : faciles. Du couscous, de la tchouktchouka, du djouwèz, des tajines d’agneau aux pruneaux, des tajines de poulet aux olives.
A quatorze ans, je ne savais pas faire mon lit. A vingt ans, je ne savais pas repasser une chemise. A vingt-huit ans, je ne savais pas faire de pâtes au beurre.
Je n’aimais pas me retrouver dans la cuisine, sauf pour manger.
J’aimais bien manger, mais pas n’importe quoi. Ma mère cuisinait pour toute la famille.
Elle élaborait des menus en fonction de nos caprices. Je refusais la viande, j’avais du poisson ; mon père ne pouvait pas faire sans, son assiette n’en manquait pas.
Si Dounia, ma grande soeur, avait envie de frites plutôt que d’un repas traditionnel, elle l’obtenait.
D’aussi loin que je me souvienne, je vois ma mère dans la cuisine, les mains abîmées par le froid, les joues en creux, en train de dessiner un bonhomme avec du ketchup sur mes pâtes, décorer le dessert, préparer le thé, ranger les poêles dans le four.
Il ne me reste qu’une seule image : nos pieds sous la table, la tête dans notre assiette.
Ma mère aux fourneaux, la dernière à s’installer. Le Royaume de Kamar Daas, ce n’était pas mon espace.
Je m’appelle Fatima Daas.
Je porte le nom d’une Clichoise qui voyage de l’autre côté du périph pour poursuivre ses études.
C’est à la gare du Raincy-Villemomble que j’attrape le journal Direct Matin avant de prendre le train de huit heures trente-trois. Je lèche mon doigt pour faire défiler les pages efficacement. Page 31, en grand titre : Se détendre. En bas de la météo, je trouve mon horoscope.
Je lis, sur le quai, mon horoscope de la journée et celui de la semaine.
Si tu veux pouvoir supporter la vie, sois prêt à accepter la mort (Sigmund Freud).
Votre climat astral : Ne vous minez pas si vous ne pouvez pas rendre service à tous ceux qui vous le demandent, pensez à vous ! Réfléchissez avant de vous lancer dans des projets de grande ampleur, ne confondez pas votre optimisme avec forme olympique.
TRAVAIL : Il faudra prendre des décisions énergiques. Votre réalisme sera largement votre meilleur atout aujourd’hui.
AMOUR : Si vous êtes en couple, faites attention de ne pas décourager votre conjoint par vos demandes excessives.
Si vous êtes seule, vous pourrez rêver au prince charmant, mais ne vous attendez pas à le croiser au coin de la rue.
Je parcours ensuite les malheurs du monde en essayant de renoncer au désir d’observer les personnes dans le train.
Pas un jour ne passe sans que des passagers refusent d’avancer dans les couloirs. Le matin, je répète la même formule pas magique : « Pouvez-vous avancer, s’il vous plaît ? Il y a des personnes qui souhaitent aller au travail, comme vous. »
En fin de journée, je change de ton.
Je supprime volontairement les marques de politesse.
Ces passagers qui n’avancent pas dans les couloirs sont les mêmes qui s’apprêtent à descendre aux deux prochaines stations : à Bondy ou à Noisy-le-Sec.
Leur astuce : rester postés près des portes de sortie pour ne pas rater leur arrêt.
Dans le bus, je veille à ce que la femme avec son enfant, la femme enceinte, la femme âgée ait une place.
Je porte mon attention exclusivement sur les femmes. Je me sens obligée de jouer à la justicière, de défendre les autres, de parler à leur place, de porter leurs paroles, de les rassurer, de les sauver.
Je n’ai sauvé personne, ni Nina ni ma mère. Ni même ma propre personne.
Nina avait raison.
C’est malsain de vouloir sauver le monde.
Je m’appelle Fatima Daas, mais je suis née en France, dans le 78, à Saint-Germain-en-Laye.
Je viens au monde par césarienne à la clinique Saint-Germain dans la rue de la Baronne-Gérard. Césarienne, du latin caedere : « tailler » ; « couper ». Incision de l’utérus.
Après ma naissance, à trente ans, ma mère fait un infarctus.
Je m’en veux d’être née.
On m’extrait du ventre de ma mère à l’aube. Je ne nais pas asthmatique.
Je le deviens.
J’entre officiellement dans la catégorie des asthmatiques allergiques à l’âge de deux ans.
A l’adolescence, j’entends pour la première fois le mot « sévère » pour qualifier mon infirmité.
Je comprends à dix-sept ans que je suis porteuse d’une maladie invisible.
Mon plus long séjour à l’hôpital dure six semaines. Ma soeur Dounia dit que je suis une éponge.
Il m’a fallu du temps pour savoir que mes crises respiratoires pouvaient être déclenchées par des émotions.
Je dois suivre un traitement médical, régulier, à vie.
Seretide : deux fois par jour, une bouffée le matin, une bouffée le soir.
Inorial : un comprimé le matin.
Singulair : un comprimé le soir. Ventoline : en cas de gêne respiratoire.
Je m’appelle Fatima.
Fatima est la plus jeune des filles du dernier prophète, Mohammed – Salla Allah alayhi wa salam, paix et salut sur lui –, et de sa première femme, Khadidja.
Je m’appelle Fatima.
Dieu seul sait si je porte bien mon prénom. Si je ne le salis pas.
Fatima signifie « petite chamelle sevrée ». Sevrer, en arabe : fatm.
Cesser l’allaitement d’un bébé ou d’un jeune animal pour le faire passer à une nouvelle alimentation. Se sentir frustré, séparer quelqu’un de quelque chose ou quelque chose de quelqu’un ou quelqu’un de quelqu’un.
Comme Fatima, j’aurais dû avoir trois soeurs. Une de mes soeurs perd la vie quelques heures après sa naissance.
Elle s’appelait Soumya.
Fatima est désignée par son père comme la plus noble des femmes du paradis.
Le prophète Mohammed – que la paix de Dieu et Ses bénédictions soient sur lui – a dit un jour : « Fatima est une partie de moi, celui qui lui porte atteinte me porte atteinte. »
Mon père ne dirait pas une chose pareille.
Mon père ne me dit plus grand-chose.
Je m’appelle Fatima.
Je suis une petite chamelle sevrée.
Je suis la mazoziya, la dernière.
La petite dernière.
Avant moi, il y a trois filles.
Mon père espérait que je serais un garçon. Pendant l’enfance, il m’appelle wlidi, « mon petit fils ». Pourtant, il doit m’appeler benti, ma fille.
Il dit souvent : « Tu n’es pas ma fille. »
Pour me rassurer, je comprends que je suis son fils.
Ma mère m’habille jusqu’à mes douze ans.
Elle me fait porter des robes à fleurs, des jupes patineuses, des ballerines, j’ai des serre-tête de différentes couleurs, en forme de couronnes.
Toutes les petites filles ne veulent pas être des princesses, maman.
Je déteste tout ce qui se rapporte au monde des filles tel que ma mère me le présente, mais je ne le conscientise pas encore.
Extrait de La Petite Dernière (Notabilia/Les Editions Noir sur Blanc). En librairie le 20 août