Les Inrockuptibles

Simon Liberati

Les Démons

-

À L’EST DE FONTAINEBL­EAU, AUX CONFINS DU MASSIF FORESTIER BORDÉ PAR LA SEINE sur la commune de Samoreau, s’élevait en 1966 le pavillon des Rochers. C’était un étroit château de deux étages, ancien pavillon de chasse construit sous Henri IV et plusieurs fois restauré au XIXe siècle, propriété de la famille ValjoieTch­erepakine depuis 1880. Il était entouré d’un parc clos de vingt hectares montant jusqu’au sommet d’une butte, où abondaient les fameux rochers de Fontainebl­eau, concrétion­s de sable si bien cimentées par le calcaire que leur surface prend l’aspect lustré d’une peau d’animal. Les différents jardiniers qui s’étaient succédé dans le domaine avaient dû respecter ces masses endormies dont le dos surgissait ici et là des pelouses, sous les buissons, et servait parfois d’appui aux maçonnerie­s. Le parc était étagé en terrasses depuis la plus haute appelée « la crête », qui offrait, par-dessus la toiture du château, un beau point de vue sur la vallée et les méandres de la Seine, jusqu’à la plus basse où se trouvaient les ruines d’un garage à bateaux et d’un petit port privé séparés du reste de la propriété par les deux voies du chemin de fer MelunMonte­reau. Au nord de la seconde terrasse, à une courte distance du château, se dressait un escalier monumental à l’italienne, d’un appareil et d’une ornementat­ion très supérieurs à la bâtisse principale, à tel point qu’on aurait dit les restes d’un palais disparu, architectu­re de rêve à la manière de Claude le Lorrain. Il portait le nom d’« Escalier des Saisons », à cause d’un ensemble de sculptures allégoriqu­es qui en faisait le décor. A l’échelle de ce monument, le château était réduit à la taille d’une maison de gardien, dont les persiennes rouillées, et pour bon nombre fermées, rendaient l’écho de cette atmosphère de somnolence magique qui semblait avoir envahi toute la parcelle. Le grand escalier descendait jusqu’à l’avant-dernier degré du parc, une terrasse fermée par une balustrade placée en belvédère au-dessus des rails et du ballast de la SNCF. On y apercevait au-delà du fleuve au sud-ouest, derrière les fanaux rouges et verts de la signalisat­ion ferroviair­e, les vergers, les serres et les forceries de chasselas du village de Thomery et, en face, presque en miroir sur la rive occidental­e, un autre château, d’époque Louis XV, propriété des Fabre-Luce. Plus ordonné que les Rochers, il portait le nom, beau et simple lui aussi, de « La Rivière ».

Au bout de la terrasse, en retrait sur le terre-plein, s’ouvraient les arcades d’une orangerie désaffecté­e.

Les hautes fenêtres étaient drapées aux angles de toiles d’araignées, la porte vitrée bâillait, le battant voilé comme une feuille de papier humide. Les rosiers tordus, assaillis d’herbes folles, étaient encore ornés de boutons de fleurs morts. L’une des branches, pliée par le poids de roses tombées depuis longtemps, dont le bois avait gardé la mémoire, formait une couronne d’épines, les pointes rouges des surgeons dessinaien­t des petites taches obscènes à cette heure tardive de l’après-midi rattachée à l’hiver plus qu’au printemps naissant.

Derrière cette parure, entre les guirlandes de roses rouillées, sous le verre poussiéreu­x et la fumée bleue d’une cigarette anglaise, un visage, celui d’une jeune fille blonde, aux yeux gris, aux pommettes de Kirghize, au long cou de vierge maniériste, Nathalie Tcherepaki­ne, que sa mère avait rebaptisée « Taïné » en souvenir d’un chien de Tenerife qu’elle aimait enfant. Taïné fumait une cigarette dont le cylindre blanc pendait à ses lèvres comme la pipe d’un vieux marin. Dans ses mains blanches et roses, osseuses, presque malsaines, elle froissait une petite serviette de bain à rayures tachée de rouille avec laquelle elle frottait ses cheveux. Derrière elle, un décor inattendu, canapé de velours tabac confortabl­e, bureau improvisé sur une planche de bois, quelques livres, un crucifix, une veste de cuir posée sur le dossier d’une chaise, un poêle à bois cylindriqu­e, un homme à genoux qui tisonnait. La voix de Kirsten Flagstad faisait vibrer les carreaux, Wagner, La Walkyrie, scène de la porte ouverte sur la nuit, Sieglinde retrouve son frère jumeau Siegmund. L’homme se redressa, Serge, l’aîné des Tcherepaki­ne, dominait sa soeur Taïné de vingt centimètre­s. Aussi brun qu’elle était blonde, les mêmes pommettes slaves, les yeux bridés, des cheveux de bohémien, des bottes de jardinier taille 47, une ceinture militaire à boucle de cuivre serrant un pantalon de velours, une chemise à carreaux, un pull-over troué en point mousse rose fuchsia. Sa tenue de campagne qu’il endossait dès qu’il était aux Rochers, pour se reposer de l’uniforme du collège, du bicorne de l’Ecole polytechni­que et, depuis quelques mois, du costume sombre de bureaucrat­e. « Un épouvantai­l », aurait dit Georgie, leur grand-père, lui qui avait porté le smoking tous les soirs ici même pendant trente ans jusqu’au jour de sa mort. Pourtant, Serge était de ces hommes qui donnent aux vêtements qu’ils endossent l’autorité de l’uniforme, on aurait cru un grenadier envoyé en éclaireur par une armée en déroute, il aurait pu y en avoir dix autres cachés dans les fourrés prêts à cerner la serre, à occuper le château, à boire la cave et à brûler les meubles pour se chauffer. N’était-ce pas le pied d’une bergère vermoulue qu’il venait d’enfourner dans la bouche du poêle ?

Extrait des Démons (Stock). En librairie le 19 août

Newspapers in French

Newspapers from France