Les Inrockuptibles

Alice Zeniter

Comme un empire dans un empire

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« ON A DIT BEAUCOUP DE CHOSES DE MOI MAIS JAMAIS QUE J’ÉTAIS BANAL, LE CIEL M’EN PRÉSERVE ! » avait un jour lancé le député pour qui travaillai­t Antoine. La théâtralit­é avec laquelle il avait feint l’inquiétude en portant sa main sur le coeur (sur la chemise à rayures fines sous laquelle, derrière les possibles poils grisonnant­s, la peau, la mince épaisseur de graisse, de chair, et la cage des côtes, se trouvait le coeur) n’était pas parvenue à dissimuler la sincérité de sa prière. La phrase, jetée en l’air pour le plaisir de la conversati­on et de l’autocongra­tulation, avait atteint Antoine de plein fouet

– il l’avait vue comme une de ces balles tirées dans les films d’action hollywoodi­ens et qui, pénétrant dans l’épaule du héros, réussissen­t à le faire pivoter à 180° en défiant toutes les lois de la physique.

Antoine avait peur qu’on l’ait déjà qualifié de « banal ». L’adjectif lui paraissait suffisamme­nt décisif pour étouffer les rêves immenses et bleutés, généraleme­nt flous, qu’il sentait s’agiter en lui. Après la remarque du député, il s’était même laissé aller à penser qu’il s’était peut-être construit contre ce mot et la frayeur que ses cinq lettres pouvaient lui inspirer. Son physique n’avait, selon lui, rien de particulie­r qui eût pu aider à le décrire, aucun trait saillant dans son visage aux yeux bruns, pas de longueur ni de largeur insolites repérées dans l’étendue de son corps – ce que sa carte d’identité confirmait d’un « néant » qu’il lui arrivait de trouver brutal. Enfant, on lui avait répété qu’il était « mignon » avec son auréole de boucles, mais il pensait qu’on le disait à tous les êtres miniatures et il savait que, s’il avait été laid, sa mère ne l’aurait jamais admis et encore moins énoncé à voix haute. Quant à son père, il semblait considérer que le fait d’être un homme exigeait qu’il s’abstienne de tout jugement esthétique et il ne s’était risqué à commenter l’apparence de son fils que pour lui signaler qu’il était sale lorsque le garçon remontait de la plage, couvert de sable et de vase. Ce n’était donc pas dans ses caractéris­tiques physiques qu’Antoine avait cherché, dès l’adolescenc­e, le signe qu’il était un être à part. Durant les années de collège et de lycée, il avait pu se penser comme un garçon « avec des facilités » puisque ses professeur­s inscrivaie­nt la remarque chaque trimestre au bas de ses bulletins, et Antoine aimait voir le regard de ses parents se troubler d’un mélange de fierté et d’inquiétude à la lecture de cette appréciati­on. En tant que garçon avec des facilités, il bénéficiai­t d’une certaine tranquilli­té car les adultes autour de lui supposaien­t qu’il réfléchiss­ait ou qu’il rêvait à de grandes choses quand il s’enfermait dans sa chambre. Très rapidement, son père avait cessé de l’obliger à l’accompagne­r dans ses balades dominicale­s, comme s’il avait voulu laisser à son fils les longues heures nécessaire­s au développem­ent de ces « facilités » dont personne ne savait exactement ce qu’elles recouvraie­nt. Que ce temps soit en grande partie consacré à discuter au téléphone avec Xavier, le meilleur ami d’Antoine depuis le collège, n’avait paru entamer ni l’admiration de sa mère ni celle de son père. Etre un garçon avec des facilités avait également permis à Antoine de ne pas souffrir à l’excès de l’absence d’intérêt des filles pour sa personne jusqu’à ses seize ans. Devant les sourires polis, les refus formulés à demi-mot, ou les corps maintenus à une distance destinée à décourager le moindre geste de sa part, Antoine se répétait qu’il pensait sans doute trop vite ou de manière trop complexe pour être compris et que c’était cette incommunic­abilité, inhérente à son intelligen­ce, qui le séparait des filles. Quand, lors de son année de première, il en avait rencontré une qui invalidait sa théorie (Julie Le Cléach, 1re L2), il avait abandonné sans regrets ce récit intérieur pour découvrir ce que l’on ressentait en frottant sa peau contre celle d’une autre. Antoine avait eu dix-sept puis dix-huit ans dans un état de bonheur relatif : il était un garçon avec des facilités et Julie Le Cléach posait ses mains partout sur son corps ; c’était satisfaisa­nt. Ces éléments positifs étaient contrebala­ncés par l’impression grandissan­te qu’il était né au mauvais endroit et que son village ne renfermait rien qu’il ne connût déjà par coeur, à part la mer.

Il était parti à Paris en septembre 2005 et c’est à son arrivée en hypokhâgne que la peur de la banalité avait commencé à creuser des galeries. Dans sa chambre d’internat dont les murs étaient si proches qu’Antoine avait l’impression qu’il pouvait uniquement se glisser dans la pièce et jamais y habiter, il avait dû reconnaîtr­e qu’il n’avait pas tout à fait anticipé ce que serait sa vie sans ses parents, ses amis ni Julie Le Cléach (laquelle posait sûrement ses mains partout sur un étudiant de Rennes-2, mais Antoine s’efforçait de ne pas y penser avec jalousie car, après tout, c’était lui qui l’avait quittée). Rien dans sa première année ne lui avait semblé « facile » ; au contraire, il avait multiplié avec fébrilité les heures de travail pour obtenir des résultats à peine passables. Il s’était dit qu’on lui avait peut-être menti, qu’il n’avait jamais été doué, et il guettait dans les annotation­s de ses copies d’hypokhâgne un signe qui lui eût permis de s’accrocher, une reconnaiss­ance de quelque facilité enfouie, mais pendant les premiers mois il n’y avait rien eu d’autre que les notes cerclées de rouge, les 6 et les 7, parfois un 9, jamais au-delà.

Extrait de Comme un empire dans un empire (Flammarion) En librairie le 19 août

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