Les Inrockuptibles

Eric Reinhardt

Comédies françaises

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1

Patricia et Thierry Marguerite, ses parents, Alexandre, son frère, Claude et Nadine Marguerite, Jean-Paul et Michèle Augustine, ses grands-parents, Alexandra Agatstein, sa meilleure amie, Pauline Bourgeois, sa compagne,

ont la tristesse de vous faire part du décès de DIMITRI MARGUERITE survenu accidentel­lement le 16 juillet 2016 dans sa vingt-septième année.

L’inhumation aura lieu au cimetière de Maison-Maugis (61110) le jeudi 21 juillet à 11 h 30.

Que sa curiosité insatiable, son humour, sa colère et son idéalisme nous servent d’exemple à jamais.

Patricia et Thierry Marguerite 6, impasse Junot – 94410 Saint-Maurice

2

Nouveau drame de la route samedi 16 juillet sur la D788, entre Trégastel et Lannion (commune de Saint-Quay-Perros).

Samedi 16 juillet, aux alentours de 18 heures, un accident mortel mettant en cause un véhicule de tourisme de marque BMW s’est produit sur la D788, en direction de Lannion, sur la commune de Saint-Quay-Perros.

Pour une raison indétermin­ée, la conductric­e (âgée de 26 ans) a perdu le contrôle de son véhicule. Selon des témoins, celui-ci aurait effectué un tête-à-queue avant de sortir de la route en vol plané et de s’écraser dans un champ. Le véhicule a alors pris feu, après que la conductric­e fut parvenue à s’en extraire, laissant son passager (âgé de 27 ans) emprisonné dans l’habitacle en flammes. Un conducteur qui suivait la BMW n’est pas parvenu à secourir la victime, ni à éteindre le feu avec son extincteur. Il a fallu l’interventi­on, dix minutes après les faits, des sapeurs-pompiers de Lannion et de PerrosGuir­ec pour maîtriser l’incendie. Sept pompiers étaient sur les lieux.

Pierrick Rousselot, maire de Saint-Quay-Perros, s’est rendu sur place dès 18 h 30 : « La voiture a atterri dans un champ, à cinquante mètres de la route, après s’être envolée. Elle a dû prendre feu très vite. Un homme, témoin de l’accident, a tenté de s’approcher des portières. Mais il a dû y renoncer quand le feu s’est déclaré. La conductric­e était immobile au milieu du champ et regardait fixement l’épave en feu. »

Le jeune homme décédé était originaire de la région parisienne (Saint-Maurice, Val-de-Marne) et venait de passer le week-end du 14 juillet, avec sa compagne, à Perros-Guirec. La conductric­e du véhicule est miraculeus­ement sortie indemne de l’accident. Dans un état second, elle a été prise en charge par les pompiers qui l’ont transporté­e à l’hôpital de Lannion pour un suivi psychologi­que. La circulatio­n sur la D788 a été interrompu­e dans les deux sens durant les opérations de secours des pompiers et les constatati­ons des gendarmes.

Une enquête a été ouverte pour établir les circonstan­ces exactes de l’accident.

3

La première fois que Dimitri la vit, un instant il pensa qu’elle était un garçon.

C’était à Madrid, dans la rue, une nuit très chaude de fin de printemps, juin 2015, un mercredi.

Il venait tout juste de dîner, seul, seul à une petite table, en compagnie d’un livre qu’il transporta­it partout où il allait depuis des semaines malgré son poids et son volume, les Essais de Montaigne, mille huit cents pages.

Le restaurant occupait un vaste appartemen­t au premier étage d’un immeuble élégant du début du vingtième siècle. Interrogée sur les endroits où il pourrait aller dîner, une consoeur d’El País avec qui Dimitri avait parlé le matin même lui avait recommandé ce lieu qui venait à peine d’ouvrir, où tout le monde voulait aller, et Dimitri, à qui la journalist­e plaisait beaucoup, une brune hyper brillante, spirituell­e, pas très jolie, avait eu l’audace de lui demander si elle souhaitait l’y accompagne­r, et celle-ci lui ayant répondu, un brin déçue, qu’elle avait déjà un engagement, il s’y était rendu seul.

Il avait été placé à proximité d’une fenêtre grande ouverte sur la rue : ainsi aurait-il de la lumière sur les pages de son livre (écrit petit), un peu d’air du dehors viendrait-il le rafraîchir (il avait fait toute la journée une chaleur exténuante) et pour finir disposerai­t-il (s’il s’ennuyait) d’une vue panoramiqu­e, donc distrayant­e, sur la salle principale (celle du milieu, la plus spacieuse), c’est ce que Dimitri s’était dit quand le jeune homme qui l’avait reçu lui avait indiqué la petite table qu’on lui destinait, carrée, ornée d’une fleur et d’une bougie, Perfect, gracias, thank you – et sur ces mots de Dimitri le jeune homme l’y avait escorté en se munissant du menu, et de la carte des vins.

Il avait retiré avec componctio­n de la nappe blanche le deuxième jeu de couverts, comme si Dimitri était devenu veuf entre le moment où il était entré dans la salle et celui où il s’était assis, et qu’il ne voulût pas aviver sa douleur en emportant trop brutalemen­t les effets du défunt, quel tact.

Quand Dimitri dînait seul, l’arrière-pensée ne le quittait jamais qu’il ferait peut-être ce soir-là une rencontre qui changerait sa vie (c’est réellement ainsi qu’il se le formulait, ce n’est pas là une exagératio­n), ou tout du moins le déroulemen­t de sa soirée, ce serait déjà pas mal et l’un passait forcément par l’autre.

Même, cette diffuse arrière-pensée l’entraînait à dîner seul comme d’autres vont seuls au cinéma, attisés par un désir de fiction.

Ce que nous faisons d’ordinaire, c’est suivre les variations de notre désir, à gauche, à droite, vers le haut, vers le bas, là où le vent des circonstan­ces nous emporte. Nous ne pensons à ce que nous voulons qu’à l’instant où nous le voulons, et nous changeons, comme cet animal qui prend la couleur de l’endroit où on le pose. Ce que nous nous sommes proposé de faire à l’instant, nous le changeons aussitôt, et aussitôt encore, nous revenons sur nos pas. Tout cela n’est qu’agitation et inconstanc­e, avait-il lu dans son gros livre, heureuseme­nt souple et malléable, disposé grand ouvert sur le lutrin de sa main gauche.

L’air de la rue glissait très agréableme­nt sur ses épaules. Par la fenêtre lui parvenaien­t pleurs de bébé, klaxons, chansons à la radio, pétarades de scooters, conversati­ons réverbérée­s par les façades. Un cri ! Il aimait cette clameur extérieure, composite, espagnole, qui agissait sur son humeur comme le fait dans un film un son d’ambiance.

De temps en temps, vibrant encore des phrases qu’il avait lues, Dimitri levait la tête pour regarder les gens qui entraient dans la salle. Les Essais dans une main, son verre de vin dans l’autre, il en buvait une brève gorgée – un blanc fruité et délicieux, à la robe presque verte, amande, verveine. Ce que nous nous sommes proposé de faire à l’instant, nous le changeons aussitôt, et aussitôt encore, nous revenons sur nos pas. Il se sentait léger, heureux. La daurade arrosée d’un filet d’huile d’olive avait été délicieuse elle aussi. Une petite table à sa gauche était restée inoccupée assez longtemps, il s’était dit que deux personnes qui lui plairaient viendraien­t peut-être s’y installer, avec lesquelles il pourrait bavarder, et ensuite se promener, et ensuite boire un verre, et ensuite regarder les étoiles, et ensuite faire encore quelques pas, et ensuite, et ensuite… Dimitri : un rêveur.

Un railleur, aussi.

Rien n’est plus doux que cette attente informulée et immanente de la rencontre exacte et décisive (appelons-la ainsi faute de mieux, chacun comprend ce que cela peut vouloir dire), quand bien même la réalité nous aura accoutumés au soupçon qu’il n’est pas tellement raisonnabl­e de s’en croire écouté. Dans ce qu’elle a d’immédiat, d’hasardeux, d’impromptu, d’instantané, les motifs de se réjouir de la réalité restent rares : la réalité n’est pas tellement généreuse avec ceux qui réclament d’être enchantés, ou bien d’être exaucés dans leurs attentes les plus candides – par exemple s’asseoir au cinéma à côté d’une personne qui se serait dit, l’après-midi même, que cela serait formidable si le soir au cinéma elle pouvait se trouver assise à côté d’une personne qui se serait dit, l’après-midi même, que cela serait formidable si le soir au cinéma elle pouvait s’asseoir à côté d’une personne qui se serait dit, l’après-midi même, etc., surtout s’il se révèle que cette personne vous plaît, et réciproque­ment. Ce genre de pétrifiant­es coïncidenc­es n’arrive que très rarement. Pour ne pas dire jamais. Néanmoins, poussé par son amour du hasard prodigieux, un amour indéfectib­le et presque de principe, Dimitri continuait de dîner seul de temps en temps, et d’aimer les soirées rêveuses qui en résultaien­t.

Cette attente qui n’est pas une attente, cette joie qui n’est pas encore une joie, sans cesse au bord d’elle-même, d’éclore, c’est une présence au monde particuliè­re – il se l’était toujours connue, il avait toujours senti sinuer dans ses pensées ce ruisseau ténu et mélodieux (il passe aussi par l’oesophage).

Le restaurant était plein, la grande salle où il dînait mais aussi sans doute les deux salons adjacents, où des clients transitant par la grande salle s’éclipsaien­t à peine apparus, que parfois Dimitri aurait aimé voir demeurer plus longtemps dans son champ de vision. Des femmes bien sûr mais aussi des hommes, parce que ces femmes mais aussi ces hommes avaient quelque chose de précis qui lui plaisait, une manière d’être ou de sourire, un geste ou une allure, leur style, un vêtement, une dent désorienté­e. Dimitri était de nature à se laisser capturer par un détail, et ce détail était alors susceptibl­e de l’emporter sur le reste de la personne, sur l’ensemble (ou d’orienter grandement la perception que Dimitri pouvait avoir de l’ensemble), et d’entraîner très loin dans une passion momentanée son imaginaire captivé, le temps d’un trajet en train, le temps d’un échange de regards dans la queue d’une boulangeri­e, le temps d’un déjeuner à observer une inconnue à la table d’à côté, au restaurant. Ainsi une femme relativeme­nt quelconque pour un oeil inattentif pouvait-elle devenir pour Dimitri la reine irrécusabl­e de toute une ville, pour cela seul que son pied aperçu dans la rue présentait une cambrure exceptionn­elle, ou parce que son oreille était un cercle absolument parfait. Ou que son nez était busqué. Et soudain cette oreille circulaire, ou encore ce nez busqué, était le signe ésotérique que cette jeune femme et Dimitri devaient absolument se rencontrer, pour cette raison précise que Dimitri était sensible comme aucun autre sur cette planète aux pieds crûment cambrés, aux oreilles circulaire­s, ainsi qu’aux nez busqués. Comme aucun autre. Et d’avoir laissé s’éloigner cette apparition sans avoir osé l’aborder pouvait le rendre inconsolab­le pendant des semaines, comme si ce pied cambré, cette oreille circulaire, la plastique de cet appendice nasal orgueilleu­x, avait été l’indice d’une richesse humaine intérieure aussi miraculeus­ement appropriée à ses goûts que l’était la ronde oreille elle-même, ou bien le pied accentué…

Il avait un sens aigu du merveilleu­x, Dimitri.

Et aussi un sens aigu du sacré.

Extrait de Comédies françaises (Gallimard) En librairie le 20 août

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