Les Inrockuptibles

Hadrien Bels

Cinq dans tes yeux

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SUR CES HAUTEURS DE MARSEILLE, LES BARS BRANCHÉS ET LES BOULANGERI­ES BIO sont apparus aussi subitement qu’une poussée d’herpès. La journée, le Venant se balade ici comme un beau-père qui sort de la chambre de ta mère en caleçon. Aujourd’hui, tout le monde dit « les Bobos » mais nous, quand on était ados, on les appelait « les Venants ». Kassim avait sorti ça un soir, vers deux heures du mat. On était au Panier, sur notre banc en bois de la place des Moulins. On tombait des Heineken, on tirait sur des pétards. Un grand blond, qui venait d’acheter une des maisons du quartier, s’est ramené devant nous torse nu, en claquettes-bermuda. Il avait la tête du mec qui a pris la confiance. Il nous a demandé, avec une voix qui voulait faire copain-copain :

– Salut les gars, vous auriez pas une ou deux feuilles à dépanner ?

Djamel lui a d’abord répondu :

– Une ou deux feuilles ?

Puis Kassim a levé les yeux vers lui.

– Regarde-le-moi ce Venant avec sa gueule d’héritier ! Sur le coup, on avait pas vraiment capté. On comprenait pas toujours Kassim, mais Venant, c’est resté. Et on s’est mis à le placer sur toutes ces gueules qui nous revenaient pas.

Cet après-midi Sam m’a dit, entre deux bises, qu’une fête se tenait dans une ancienne imprimerie, boulevard National. Une info un peu vague, sans adresse. J’ai trouvé par hasard, à l’oreille. Sur le trottoir, des coupes déstructur­ées, des hauts de survêtemen­ts fluorescen­ts, des pantalons retroussés et des bleus de Chine : la mode qui va chercher les restes au Frigidaire. Ils ont même ressorti la paire de Air Max. Moi, je ressemble à une page de La Redoute des années 90 avec mon polo jaune trop large, mon pantalon à pinces et ma paire de Stan Smith toute flinguée. Je me suis fait une petite moustache très irrégulièr­e et pas vraiment assumée. J’ai jamais su négocier aucun virage de la mode.

A l’intérieur, les culs se bougent sur de la musique électro de bon goût. Je me sens seul comme quand j’attends mon tour chez mon coiffeur homosexuel complèteme­nt inculte. Je croise Greg. Ce soir, il a une tête de requin-marteau. Il s’en est trop mis dans le nez. Sa mâchoire s’ouvre :

– Mais dis-le que t’as pris de la MD ! Tu t’es vu ? qu’il me sort.

En ce moment, Greg boucle un docu produit par Canal+ sur le street-art. Sur Facebook, il pose devant des fresques à Berlin, Bristol, New York, Belgrade, avec toujours cette phrase, « I love my job ». Là où j’ai grandi, derrière le Vieux-Port, dans le Panier des années 90, les street-artistes se sont pointés après qu’on a eu fini de mettre tous les pauvres sur le palier de la ville, au nord, dans des immeubles avec ascenseur en panne. Leurs graffitis et leurs papiers peints subversifs étaient la touche finale d’un quartier devenu, en quinze ans, une vitrine pour touristes. Avec Greg, on a rien à se dire et ça fait cinq ans que ça dure.

Il fait chaud, mon corps est plein de cette envie de niquer avec les planètes. Déjà deux heures du matin, les lumières, trop franches, me rappellent que je suis mortel. Je pense à la branlette que je vais me taper en rentrant, j’en salive. J’aime me faire l’amour.

Une fille noire, grande, me postillonn­e à l’oreille.

– Ici les gens sont vachement plus ouverts qu’à Paname ! Elle est à Marseille pour une performanc­e.

– C’est demain soir ! C’est archi-complet !

J’ai les yeux rivés sur sa jugulaire bien irriguée.

Son cou transpire. Elle enchaîne :

– C’est une réflexion sur le corps de la femme, le corps hybride, le corps autocensur­é !

Un mec à côté, un peu gros, un peu arabe, avec des longs cheveux frisés et une chemise à carreaux, ajoute :

– Et moi je filme.

– Tu filmes quoi ?

– La performanc­e, qu’il me répond avec sa tête de loukoum.

Je me retiens de demander ses origines à la fille. Ça fait colon chasseur de papillons. Elle me tourne déjà le dos pour parler à un autre qui lui a sorti ses yeux de « Je vais te niquer ce soir ».

Sur la piste, Sam se touche les seins, la nuque, se cherche le point G. Il vient de se faire larguer par sa meuf et crame toute sa thune de graphiste free-lance à courir sur les nuages. Un jour, Sam arrêtera tout, brutalemen­t. Il ne mangera plusde viande, ou seulement une fois par semaine. Et il organisera des repas avec du bon vin et des recettes de livre de cuisine. Pour profiter de sa journée de demain, faire des randonnées dans les calanques, des vide-greniers ou une expo.

Mes doigts raclent mon fond de poche. Des tickets de carte bleue écrasés et des cristaux bruns. Le sachet de MD a pété en début de soirée. Je me lèche les doigts. Demain, j’appellerai Sam et on pleurera nos mères à s’en faire chauffer l’oreille. « J’ai encore perdu trois ans d’espérance de vie ! » « Putain, j’ai l’impression qu’on m’a roulé dessus, gros » (…).

Extrait de Cinq dans tes yeux (L’Iconoclast­e) En librairie le 19 août

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