Les Inrockuptibles

Thomas Flahaut

Les Nuits d’été

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FER BRÛLÉ ET PLASTIQUE FONDU. LA PREMIÈRE IMPRESSION APRÈS AVOIR PASSÉ LES PORTES de l’atelier, c’est l’odeur.

Odeur. Bruit. Couleurs. Les opérateurs portent un polo gris identique à celui qu’on a donné à Thomas ce soir lors de son bref passage aux ressources humaines. Le gris désigne sa fonction : opérateur. Une fonction pour lui encore aussi indécise que l’est la couleur grise. L’homme qui marche devant lui s’appelle Romuald. Son polo est rouge, la couleur du chef d’atelier, la couleur du pouvoir. – C’est ta ligne de production. L’atelier C. L’atelier C est moins une ligne qu’un damier. Des îlots de machines toutes identiques reliés entre eux par des allées. L’atelier ne correspond pas à l’idée que Thomas s’en était fait. Il s’était figuré une suite de postes placés le long d’une chaîne se déroulant sous le haut plafond d’un hangar, une alternance de mouvements et d’arrêts, le fracas des tôles frappées. Mais cette usine-là a disparu depuis longtemps. Elle appartient à la vieille époque des syndicats et des grèves générales, celle de Chaplin. Thomas se penche sur la première machine que Romuald lui présente. Si elle existe, cette usine de film et de roman, c’est à l’intérieur des machines. Des centaines de pièces filent sur des courroies, des bras mécaniques les emboîtent, les soudent à une vitesse qui empêche de saisir l’ordre et la nature de ces opérations. La machine vit toute seule.

– Elle s’appelle Miranda. Comme presque toutes les autres. Tout en parlant, Romuald se dirige vers une autre unité. Un écran digital devant lequel Mehdi s’active, prenant à peine le temps d’un coup d’oeil crispé en direction de Thomas, un coup d’oeil sans affect, qui le gêne.

– Regarde, Miranda vient de cracher.

Mehdi décharge un plateau de plastique noir rempli de pièces pareilles à celles que Romuald sort de sa poche. Deux petits objets qu’il écarte l’un de l’autre et expose dans la paume de sa main comme des diamants. L’un serti de deux minuscules rouleaux de cuivre. L’autre, vierge.

– Ce qu’on fait, c’est des stators. Deux bobines de cuivre insérées sur un châssis en aluminium.

Le châssis, Thomas le devine, c’est cet hexagone de métal de la grandeur et de l’épaisseur d’un ongle, muni de deux tiges centrales sur lesquelles doivent venir se ficher les bobines de cuivre.

– Ça sert à quoi ?

– Même moi, je sais pas trop. Ça va dans des moteurs, je crois.

– De voiture ?

Mais Romuald est déjà passé à autre chose, commentant dans le bruit de l’atelier le processus de production. Une alarme retentit, stridente. Romuald ne réagit pas et laisse Mehdi s’affairer. Il résume.

– T’as trois opérations à faire. Recharger le réservoir de châssis, recharger le réservoir de bobines, décharger les plateaux de stators. Voilà.

Voilà. Romuald n’en dit pas plus. Il évite le regard de Thomas, se tapotant la cuisse, se donnant l’air d’un homme qui perdrait moins son temps s’il était ailleurs. Thomas songe qu’à l’exception de l’odeur, du bruit et des couleurs, l’usine est aussi irréelle que s’il la visitait en rêve. Des hommes sont là, près de leur machine. Des pièces sont produites. Elles apparaisse­nt comme par magie. – Mehdi, montre-lui.

Et Romuald s’éclipse. Mehdi ne lui répond pas, accaparé par les machines. Ce soir, il doit s’occuper de Miranda et de sa jumelle. Assis face à l’établi dans un fauteuil de bureau à l’assise déchirée, Thomas attend. Les deux hommes qui partagent avec Mehdi et lui la place carrée formée par les Miranda l’ignorent. Il éprouve une crainte soudaine à l’idée de passer l’été avec eux, avec Mehdi dont la froideur inhabituel­le le glace.

Chez Lacombe, la nuit, Mehdi est un autre homme qu’aux Verrières, le quartier de leur enfance. Soumis au rythme que lui imposent les machines, il est absent, tendu. C’est à ça que ressemble un homme au travail. Thomas n’en avait encore jamais vu. Il avait souvent imaginé son père dans cette usine, mettant toutes ses forces, au long de la nuit, pour suivre la cadence de la chaîne. Mais la surprise de ne pas trouver chez Lacombe ce décor mythique ne l’empêche pas de voir que si la chaîne d’assemblage s’est métamorpho­sée, sa cadence, qui propulsait Charlot dans des rouages monstrueux, elle, n’a pas disparu. Peut-être est-elle plus sournoise encore.

Quelques heures plus tôt, Mehdi pénétrait dans la vallée. Après la scierie, derrière le tas de troncs qu’humidifie la perpétuell­e brume de l’arrosage automatiqu­e, derrière les silhouette­s immobiles des grumiers, elle apparaît. A l’heure de l’embauche, l’usine Lacombe brille à l’entrée du village de La Combe. Un cube doré entouré par des forêts de sapins dont la noirceur a déjà, à cette heure, la profondeur d’une nuit sans lune. Le jour est encore là, pourtant, pour quelques minutes. Il meurt. Les huit heures passées dans l’atelier ne portent jamais aussi bien le nom de travail de nuit qu’au début de juillet. Durant la première semaine de la saison d’été, le début et la fin de la nuit circonscri­vent le temps sur la chaîne.

Extrait des Nuits d’été (Editions de l’Olivier). En librairie le 27 août

ELLE LE REGARDE PAR LA FENÊTRE ET CE QU’ELLE VOIT SUR LE PARKING, malgré la réverbérat­ion du soleil qui l’aveugle et l’empêche de le voir comme elle aimerait, lui, debout, adossé à ce vieux Kangoo qu’il faudra bien qu’il se décide à changer un de ces jours – comme si à l’observer elle allait pouvoir deviner ce qu’il pense, quand il se contente peut-être seulement d’attendre qu’elle sorte de cette gendarmeri­e où il vient de l’emmener pour la combien de fois déjà, deux ou trois en quinze jours, elle ne sait plus –, ce qu’elle voit, donc, alors qu’elle est un peu surélevée par rapport au parking qui semble légèrement incliné après le bosquet, debout près des chaises de la salle d’attente, entre une plante rachitique et un pilier de béton peint en jaune sur lequel elle pourrait lire des appels à témoins si elle prenait le temps de s’y intéresser, c’est, comme elle la domine légèrement, la surplomban­t et de ce fait l’observant déformée, un peu plus tassée qu’elle ne l’est réellement, la silhouette compacte mais grande, solide, de cet homme dont elle se dit maintenant qu’elle a sans doute depuis trop longtemps pris l’habitude de le voir comme s’il était encore un enfant – non pas son enfant à elle, elle n’en a pas et n’a jamais éprouvé le désir d’en avoir –, mais un de ces gosses dont on s’occupe occasionne­llement, comme un filleul ou un de ces neveux dont on peut jouir égoïstemen­t du plaisir qu’ils nous donnent, à profiter de leur enfance sans avoir à s’encombrer des tracas que celle-ci provoque, que leur éducation génère comme autant de dégâts collatérau­x inévitable­s.

Sur le parking, l’homme a les bras croisés – des bras robustes dans le prolongeme­nt d’épaules trapues, un cou épais, un ventre proéminent et une touffe de cheveux châtains très raides qui lui donne toujours l’air mal coiffé ou négligé. Il s’est laissé pousser la barbe, pas une barbe trop épaisse non, mais ça ne lui va pas du tout, pense-telle, ça accentue encore son côté bourru, cette impression qu’il laisse immanquabl­ement à qui ne le connaît pas, en lui donnant aussi quelque chose de plus paysan – elle serait bien incapable de dire ce que c’est qu’un air paysan –, l’image d’un homme qui ne veut pas sortir de sa ferme et s’y tient littéralem­ent enfermé, renfrogné comme un exilé ou un saint, ou, après tout, comme elle dans sa maison. Mais elle, ce n’est pas grave, elle a soixante-neuf ans et sa vie roule tranquille­ment vers sa fin tandis que la sienne, à lui qui n’en a que quarante-sept, a encore un long chemin à parcourir. Elle sait aussi que derrière l’air bourru qu’il se donne il est en réalité doux et attentionn­é, patient – parfois sans doute trop –, il a toujours été serviable avec elle et avec les voisins en général, à la moindre occasion il rend service, oui, sans trop réfléchir, à qui le lui demande, même si c’est à elle qu’il rend volontiers le plus grand nombre de services, comme il le fait aujourd’hui en l’accompagna­nt en voiture à la gendarmeri­e et en l’attendant pour la raccompagn­er au hameau, histoire de lui éviter de faire à vélo quelque chose comme sept kilomètres à l’aller et autant au retour.

Bergogne, oui.

Quand il était gosse, elle disait déjà Bergogne. Ça s’était fait très simplement, presque naturellem­ent : un jour, elle l’avait appelé par son nom pour le taquiner ; ça avait amusé l’enfant et ça l’avait amusée elle aussi, tout ça parce qu’il imitait souvent son père, avec cet air sérieux et impliqué que peuvent prendre les enfants en jouant à l’adulte responsabl­e. Il avait été flatté, même s’il n’avait pas vraiment perçu la pointe d’ironie et de dureté qu’elle prenait en interpella­nt son père par son nom, car, souvent, ce n’était pas tant pour lui faire un compliment que pour lui balancer une remarque cinglante ou pour le traiter comme une maîtresse d’école rabrouant un gosse en l’appelant le plus sèchement possible. Bergogne père et elle s’engueulaie­nt volontiers, par habitude, comme on le fait entre amis ou en bons camarades, mais de toute façon tout ça ne compte plus – trente ? quarante ans peut-être dilués dans la brume des années passées –, tout ça n’avait d’ailleurs jamais vraiment compté, parce qu’ils avaient toujours été suffisamme­nt proches pour se dire leurs quatre vérités, presque comme ce vieux couple qu’ils n’avaient jamais formé et qu’ils avaient été, malgré tout, d’une certaine manière – histoire d’amour platonique et n’ayant peut-être pas trouvé d’espace pour se vivre, même en rêve, ni pour l’un ni pour l’autre –, malgré ce que les langues de vipères et les jaloux avaient pu insinuer.

C’était resté après la mort du père : Bergogne. Son nom pour parler au fils, à ce fils-là et pas aux deux autres. Depuis, si c’était sans la moindre ironie, juste par habitude, c’était toujours avec ce ton à la fois dur et avec une nuance de supériorit­é ou d’autorité dans la voix dont elle ne se rendait pas compte, quand elle l’appelait pour lui demander de lui rapporter deux ou trois trucs du Super U, s’il passait en ville, ou de l’y emmener s’il y allait – une ville, ça, ce bourg de trois mille habitants –, mais aussi avec cette douceur de l’enfance que lui percevait en creux, Bergogne, tu m’emmènes, comme si elle lui avait murmuré à l’oreille mon petit, mon chaton, mon garçon, mon trésor, dans un pli caché de la rudesse de son nom à lui ou dans celui de sa voix à elle, dans la façon qu’elle avait de le prononcer.

Autrefois, elle venait pour les vacances dans une vieille maison très chic au bord de la rivière, et tout le monde la regardait comme une grande dame, vaguement aristocrat­e et surtout vaguement folle – une artiste parisienne exubérante et barrée –, en se demandant bien ce qu’elle venait chercher comme repos ici, à La Bassée, réapparais­sant même de plus en plus souvent, restant chaque fois de plus en plus longtemps, jusqu’à ce qu’un jour elle débarque définitive­ment, cette fois sans mari dans ses bagages – ce qu’elle avait fait de son banquier de mari on ne le saurait pas –, venue s’installer avec une partie de son argent à lui, ça, c’était sûr, même si personne ne savait pourquoi elle avait décidé de s’enterrer dans un bled pareil alors qu’elle aurait pu s’installer au soleil, au bord de la mer, dans des pays plus accueillan­ts, plus doux, moins quelconque­s, non, ça, personne ne le saurait, se le demandant longtemps parce que, même s’ils aiment leur région, les gens ne sont pas cons au point de ne pas voir combien elle est banale et quelconque quand elle est comme ici, plate et pluvieuse, avec zéro touriste pour venir se frotter à l’ennui qui se dégage de ses sentiers, de ses rues, de ses murs détrempés – et sinon pourquoi auraientil­s tous rêvé un jour ou l’autre d’en foutre le camp ?

Elle avait dit que c’était ici et pas ailleurs qu’elle voulait vivre, vieillir, mourir – que les autres se gardent le soleil et la Toscane, la Méditerran­ée et Miami, merci bien. Elle, folle jusqu’au bout, avait préféré s’installer à La Bassée et n’avait même pas voulu acheter ni visiter aucune des trois belles maisons du centre-ville, qui avaient pourtant l’air de castelets plutôt pas mal imités, façon grand style, tourelles, poutres apparentes, colombages et pigeonnier­s, dépendance­s. Mais non, elle avait préféré vivre au milieu de nulle part, répétant que pour elle rien n’était mieux que ce nulle part, vous vous rendez compte, au milieu de nulle part, dans la cambrousse, un endroit dont personne ne parle jamais et où il n’y a rien à voir ni à faire mais qu’elle aimait, disait-elle, à tel point qu’elle avait fini par quitter sa vie d’avant, la vie parisienne et les galeries de peinture et toute la frénésie, l’hystérie, l’argent et les fêtes qu’on fantasmait autour de sa vie, pour venir se mettre à travailler vraiment, racontait-elle, se colleter enfin avec son art dans un endroit où on lui foutrait la paix. Elle était peintre, et que ce vieux Bergogne père, qui lui vendait des oeufs, du lait, qui tuait le cochon et le vidait jusqu’à la dernière goutte de sang dans sa cour, qui passait sa vie les pieds dans des bottes en caoutchouc pleines de merde et du sang des animaux, crotté de terre en été et de boue les onze mois qui restaient de l’année, que lui, qui possédait le hameau, soit devenu son ami, ça avait surpris, et, aussi bizarre que ça paraissait à ceux qui voulaient y voir une histoire de fesses pour la rendre seulement envisageab­le et compréhens­ible, non, ça n’avait jamais eu lieu, ni lui ni elle n’avaient manifesté la moindre attirance pour l’autre, pas la moindre ambiguïté amoureuse ou érotique, jusqu’à ce qu’un jour il lui vende l’une des maisons du hameau, faisant d’elle sa voisine, alimentant de nouveau les rumeurs et les supputatio­ns.

Pour autant, ce n’était pas par amitié ni par envie de l’avoir tous les jours à ses côtés qu’il lui avait vendu la maison mitoyenne ; il avait, après des années à l’avoir refusé, s’obstinant à nier l’évidence, juste fini par se résigner à vendre les deux maisons que ses derniers locataires avaient quittées pour aller se jeter dans la gueule du chômage de masse au fond des cités HLM d’une ville moyenne, le laissant devant cette évidence, cette idée ou plutôt ce constat qui lui tordait le ventre et le cerveau, à savoir que tous les jeunes partaient, les uns après les autres abandonnan­t les hameaux, les fermes, les maisons et les exploitati­ons, une vraie hémorragie qui laissait, de son point de vue, tout le monde indifféren­t ; voilà, aucun ne resterait, il n’y avait de toute façon rien à foutre à La Bassée, c’est vrai, mais entre n’avoir rien à y foutre et n’en avoir rien à foutre il y avait une nuance que personne ne semblait voir, car personne ne voulait la voir. Bergogne père avait dû admettre que ses fils non plus ne resteraien­t pas, qu’ils n’habiteraie­nt avec lui aucune des maisons du hameau pour garder la ferme comme il aurait aimé, ou cru jusqu’au bout qu’ils le feraient, comme lui, avant eux, l’avait fait, et comme son père encore avant lui.

Sa femme était morte depuis longtemps, le laissant seul avec trois garçons sur les bras ; Bergogne père avait espéré qu’à eux trois ses fils seraient plus forts pour agrandir et faire prospérer la ferme, mais il avait dû comprendre que seul Patrice resterait, les deux plus jeunes ayant vite choisi de le laisser, comme l’un des deux l’avait dit : dans sa bouse. Ils avaient tous les deux foutu le camp dès qu’ils avaient été en âge de partir, et, hélas, il n’y avait rien eu d’étonnant à ça, voilà longtemps que toute La Bassée était vouée à s’étioler, à partir en lambeaux, un monde

– le sien – uniquement destiné à s’amenuiser, à se réduire, s’évanouir jusqu’à finalement s’effacer totalement du paysage – et ils peuvent appeler ça désertific­ation s’ils veulent, ruminait-il, comme pour dire que c’est un mouvement naturel et qu’on ne pourra ni l’enrayer ni l’endiguer, mais la vérité c’est qu’ils veulent juste qu’on crève sans rien dire, qu’on reste la bave aux lèvres mais le doigt sur la couture du pantalon, bons petits soldats jusqu’au bout ; La Bassée va disparaîtr­e et c’est tout, elle ne sera pas le seul trou dont il ne restera qu’un nom – un fantôme sur une carte IGN –, sauf qu’en plus La Bassée a un nom tellement banal qu’il y en a quatre ou cinq qui ont le même, cette Bassée-là n’étant même pas celle du Nord, coincée entre Arras, Béthune et Lille, qui est une vraie ville et pas un village comme ici, bref, tout ça va être aspiré, bouffé, digéré et chié par la vie moderne et ce n’est peut-être pas plus mal. Le père Bergogne écumait de rage, tout allait disparaîtr­e, non seulement les fermes et tous les hameaux avec, mais aussi les zones pavillonna­ires des années soixante qui avaient poussé avant de se rabougrir et de se faner sans même avoir eu le temps d’éclore, avec l’usine de métallurgi­e qui, après de longues années d’agonie, avait fini comme tout le reste par fermer ses portes, comme avaient aussi fini en bateaux fantômes les HLM qui avaient surgi de terre, comme des pustules sur une peau malsaine (…).

Extrait d’Histoires de la nuit (Les Editions de Minuit) En librairie le 3 septembre

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