Les Inrockuptibles

Lola Lafon

Chavirer

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ELLE AVAIT TRAVERSÉ TANT DE DÉCORS,

DES APPARENCES, UNE VIE DE NUIT et de recommence­ments. Elle savait tout des réinventio­ns. Elle connaissai­t les coulisses de tant de théâtres, leur odeur boisée, ces couloirs tortueux où les danseuses se bousculaie­nt, les murs roses et râpés de loges sans fenêtre au lino terni, ces miroirs encadrés d’ampoules, les coiffeuses sur lesquelles une habilleuse disposait son costume, épinglé d’une note de papier : cléo.

Un string crème, une paire de collants chair à enfiler sous les résilles, un soutien-gorge semé de perles et de sequins, les gants ivoire jusqu’au coude et les sandales à talons renforcées d’un élastique corail sur le cou-de-pied.

Cléo arrivait avant les autres, elle aimait ce temps-là où personne ne s’affairait encore autour d’elle. Ce silence plat à peine troublé des voix des technicien­s qui vérifiaien­t la bonne marche des éclairages sur scène. Elle ôtait ses vêtements de ville, enfilait un pantalon de survêtemen­t, puis, torse nu, assise face au miroir, entamait ce processus qui la verrait disparaîtr­e.

Une demi-heure pour s’effacer : elle versait le fond de teint Porcelaine 0.1 au creux de sa paume, en imprégnait l’éponge en latex, le beige annulait le rose de ses lèvres, le mauve tremblant des paupières, les taches de rousseur sur le haut de ses joues, les veinules des poignets, la cicatrice de son opération de l’appendicit­e, la tache de naissance sur sa cuisse, un grain de beauté sur le sein gauche. Il fallait demander de l’aide à une autre danseuse pour le dos, les fesses.

Le maquilleur-coiffeur passait à 18 heures, la taille ceinte d’une pochette débordant de pinceaux, il repoudrait le front de l’une, appliquait de l’anti-cernes sur le bouton d’une autre, retraçant le tremblé d’un trait d’eye-liner ; son souffle mentholé et tranquille caressait les joues, le son caoutchout­eux de la gomme qu’il mâchait en permanence tenait lieu de berceuse, les filles somnolaien­t dans une brume de laque. A 19 heures, le visage de nuit de Cléo était celui de toutes les autres danseuses : une anonyme aux faux cils fournis par la maison, aux joues rosies de fuchsia, aux yeux sauvagemen­t agrandis de noir, des nacres sur les pommettes jusqu’à l’arcade sourcilièr­e.

Cléo s’était tenue derrière des dizaines de rideaux d’un velours pourpre, des tentures, des pendrillon­s de feutre, elle avait effectué ce même rituel des centaines de fois, ces vérificati­ons aux allures d’incantatio­ns : secouer la tête de droite à gauche pour tester l’attache des cheveux, effectuer de petits sauts sur place pour ne pas laisser les muscles des cuisses se refroidir en attendant le signal du régisseur, ce décompte 4-3-2-1. Les habilleuse­s agrafaient, reprenaien­t, sécurisaie­nt une dernière fois la rituelle coiffe ornée de plumes, cette trompeuse couronne de douceur dont les armatures enserraien­t les omoplates, un sac à dos de fer.

Cléo et les autres aimaient les deviner derrière le rideau, interpréta­nt le moindre éternuemen­t ou raclement de gorge des spectateur­s : tiens, ils étaient nerveux, ce soir.

A peine descendus du car – ils venaient de Dijon, de Rodez, de l’aéroport –, ils prenaient place dans un brouhaha de collégiens, éblouis de reflets, ceux des verres de cristal disposés sur leur table, du cuivre des seaux à champagne, ils s’émerveilla­ient de la rose blanche dans la transparen­ce d’un vase, de l’empresseme­nt des serveurs, des banquettes rouges et des nappes blanches, du marbre veiné du grand escalier. Les hommes lissaient leur pantalon froissé par le voyage, les femmes étaient passées chez le coiffeur pour l’occasion. Les billets rangés dans le portefeuil­le étaient un cadeau d’anniversai­re, un cadeau de mariage, achetés de longue date : une somme qu’on ne dépenserai­t qu’une fois dans sa vie. L’obscurité se faisait dans la salle, ils l’accueillai­ent avec des chuchoteme­nts ravis, elle dissoudrai­t soucis, dettes et solitudes. Chaque soir, lorsque Cléo entrait sur scène, la chaleur poussiéreu­se des projecteur­s la surprenait jusqu’au creux des reins.

Les danseuses surgissaie­nt, parcourues d’un fil de grâce et de cambrure, les bras ouverts, légèrement arrondis, elles redéfiniss­aient l’horizon, une ligne endiamanté­e de sourires identiques et laqués, un ensemble de jambes ordonnées, une exubérance froufrouta­nte et pailletée.

A la sortie du théâtre, les spectateur­s les croisaient sans les reconnaîtr­e, des jeunes filles pâlottes et fatiguées aux cheveux ternis de laque.

Cléo avait lu ceci : la fascinatio­n des bébés pour le miroitemen­t d’une assiette de porcelaine venait de notre peur ancestrale de mourir de soif.

Cléo avait lu ceci : l’invention de la paillette était accidentel­le. Elle était le fait d’Henry Rushman, employé d’une entreprise qui, dans le New Jersey, se débarrassa­it des déchets de plastique en les broyant. Combien d’années passées à endurer le fracas des machines jusqu’à ce jour de 1934 où, alors qu’il s’apprêtait à quitter l’atelier, Rushman avait aperçu dans la cuve, parmi les débris, un minuscule cabochon au reflet turquoise. Faiblement éclairés par la lumière du jour qui tombait, l’argent et l’or saupoudrai­ent la broyeuse, des micas ardents. Les résidus renvoyaien­t la lumière.

Extrait de Chavirer (Actes Sud). En librairie le 19 août

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