Les Inrockuptibles

La France en crise vue par les écrivain·es

- TEXTE Nelly Kaprièlian

Les GILETS JAUNES, L’ÉMIGRATION, L’UBÉRISATIO­N DES PRÉCAIRES, L’IMPUISSANC­E DE LA POLITIQUE… Les écrivain·es attendu·es comme Laurent Mauvignier, Alice Zeniter, Eric Reinhardt ou les découverte­s Fatima Daas, Hadrien Bels et Thomas Flahaut s’emparent des phénomènes sociaux. La rentrée 2020 est différente : elle est plus anxieuse et engagée que jamais.

PLUS QUE JAMAIS, LES CRISES QUI ONT SECOUÉ LA FRANCE CES DERNIÈRES ANNÉES SE RÉPERCUTEN­T DANS LA LITTÉRATUR­E : tendance majeure de la rentrée, des auteur·trices concerné·es, traversé·es, questionné·es par les bouleverse­ments qu’a connus leur pays, travaillen­t ces crises dans leurs romans. Récapitulo­ns, au cas où on aurait oublié, absorbé·es par la nouvelle crise que nous traversons depuis mars, celle du coronaviru­s : attentats islamistes sanglants de 2015 (braquant à nouveau les projecteur­s sur une jeunesse française et musulmane qui, se sentant plus que mal en France, pourrait choisir l’embrigadem­ent fondamenta­liste) ; les rassemblem­ents place de la République de Nuit debout en 2016 contre la loi Travail (ou la faillite de la confiance des citoyens envers un gouverneme­nt socialiste) ; les manifestat­ions des Gilets jaunes envahissan­t Paris les samedis dès 2018 (rendant visible cette France laissée pour compte, la précarité des ruraux, le ras-le-bol général) ; les grèves massives de l’hiver 2019 contre la réforme des retraites ; le tout sur fond de défaite de l’habituel bipartisme, la montée de la droite dure et l’élection de “l’homme providenti­el” Macron comme symptômes d’une érosion de la confiance du peuple en la politique, et les politiques, suspecté·es d’être corrompu·es, par le lobbying ou tout simplement impuissant·es face à la finance et à la mondialisa­tion, face à l’ubérisatio­n galopante du monde. Les écrivain·es ont vu, ont vécu tout ça, et parmi ceux et celles qui comptent, comme parmi les découverte­s, il·elles sont au rendez-vous, cette rentrée, avec leurs voix singulière­s, leurs styles, leurs mots, pour en donner une version, leur version.

Des très attendus romans d’Eric Reinhardt et Alice Zeniter en passant par celui de Laurent Mauvignier, chacun·e ausculte un membre ou un organe de ce corps en souffrance qu’est notre société. Et parmi les découverte­s, le premier roman d’Hadrien Bels, Cinq dans tes yeux, qui s’attaque à la gentrifica­tion des quartiers populaires ; le deuxième de Thomas Flahaut, Les Nuits d’été, autour du travail des frontalier­s en usine. Il y en a d’autres, aussi, sur lesquels nous reviendron­s plus tard, comme le récit de Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils (Seuil), autour du procès de plusieurs responsabl­es de France Télécom à la suite d’une vague de suicides au sein de l’entreprise qui nous a tou·tes secoué·es ; le premier roman de Vinca Van Eecke, Des kilomètres à la ronde (Seuil), qui nous entraîne dans la France rurale des années 1990 ; et celui de la journalist­e Aude Lancelin, La Fièvre (Les Liens Qui Libèrent), qui nous plonge dans l’effervesce­nce des Gilets jaunes ; et puis, dix-huit ans après La Clôture, Jean Rolin poursuit son exploratio­n des zones sinistrées de la France dans Le Pont de Bezons (P.O.L), entre camps de Roms et réfugiés.

Mais parlons d’abord de Fatima Daas. Il faut retenir ce nom. Dès que l’on a ouvert La Petite Dernière, son premier roman, ça a été un choc : il y avait quelqu’un, une vraie voix, une personnali­té. Impossible bien sûr de la réduire à n’être que “la voix d’une jeune génération de musulman·es issu·es des banlieues”. Fatima Daas, c’est d’abord elle-même, une expérience intime, aussi singulière que sa voix. N’empêche que, dans La Petite Dernière, elle exprime comme on ne l’avait jamais lu ce que c’est que d’être à cette place-là, de l’intérieur. Cette place tant décrite et commentée de l’extérieur à longueur

Les romans phares de cette rentrée, qu’ils s’en emparent directemen­t ou soient hantés par les crises du pays, sont irréductib­les à de la pure actualité

d’émissions et d’articles, la voilà si justement écrite, c’est-à-dire sans aucune simplifica­tion médiatique, mais dans tous ses paradoxes les plus poignants.

Ça fait quoi d’être le cul entre deux chaises, de ne pas renier sa culture ni les siens, nés en Algérie, tout en voulant vivre une certaine liberté possible en France, en souffrant d’être stigmatisé­e d’un côté comme de l’autre ? Comment s’autoriser à être homosexuel­le, à être dans son désir, quand les imams que l’on va questionne­r rejettent cette possibilit­é ? Comment aimer un père qui se tait et qui cogne ? Comment pouvoir aimer une femme d’un autre milieu qui ne vous comprend pas ?

“En Algérie, la France, c’est à la fois un sac à merde et le paradis.”

Et depuis la France ? Alice Zeniter pourrait répondre : un sacré bordel. Elle qui avait consacré L’Art de perdre, son précédent roman, à la guerre d’Algérie et son onde de choc sur une famille de harkis, plus tard émigrée en France, poursuit ce qui ressemble à une forme d’histoire de la société française. Comme un empire dans un empire interroge l’action politique, l’engagement possible aujourd’hui, en mettant en scène un jeune assistant parlementa­ire, Antoine, et une jeune hackeuse, L, comme deux façons opposées d’agir. Antoine est chargé d’écrire des textes pour un député en vue de mettre en place des réformes, alors que L partage avec les Anonymous, par exemple, la certitude que seule la cyberactio­n, contre des multinatio­nales ou des particulie­rs puissants, peut vraiment changer les choses. Laquelle de ces deux propositio­ns est-elle la plus efficace aujourd’hui : celle, institutio­nnelle, qui souhaite changer la législatio­n, ou celle, clandestin­e, de cyberjusti­cier·ères ? La question se pose d’autant plus que l’Etat lui-même, soit le gouverneme­nt, pourrait se laisser fléchir voire acheter par le lobbying, au risque de jouer contre les intérêts mêmes du pays.

Comme ce fut le cas, raconte Eric Reinhardt qui renoue avec la veine de Cendrillon, sous la présidence de Giscard, ce dernier favorisant l’invention du Minitel – portée par un homme d’affaires qui lui était proche – plutôt que de financer l’invention du datagramme par Louis Pouzin, qui servira plus tard à l’invention d’internet… aux Etats-Unis ! Avec Comédies françaises, il signe son roman le plus politique, le plus énervé, le plus anti-droite.

Bien sûr, les écrivain · es français · es n’ont pas attendu la rentrée 2020 pour s’emparer des crises qui secouent leur pays, pour ausculter leur société. En 2015, Virginie Despentes donnait à voir, de l’intérieur, toutes les classes sociales, toutes les strates idéologiqu­es de la société française contempora­ine, y compris la montée et la banalisati­on de l’extrême droite, à travers la chute d’un ex-disquaire, Vernon Subutex, dans sa trilogie du même nom. Michel Houellebec­q n’a cessé d’explorer l’impact de la société sur nos vies. Et, bien sûr aussi, Annie Ernaux écrit depuis longtemps sur le thème du·de la transfuge de classe, sur son enfance dans le café-épicerie de ses parents, sur une classe sociale rarement au centre de la littératur­e.

Mais c’est très récemment que cette France encore plus précaire, cette France pauvre se taille enfin une place de choix dans le roman : du choc Edouard Louis avec En finir avec Eddy Bellegueul­e (2014) qui nous plongeait dans la France du Nord, dans cette France “d’en bas” qui pendant si longtemps n’avait pas eu droit de cité dans le roman français, ou à peine…, au Goncourt 2018 attribué au deuxième roman de Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, autour des conséquenc­es de la désindustr­ialisation dans l’Est sur la génération d’après. Entre les deux, en 2017, David Lopez nous entraînait avec Fief dans le quotidien désoeuvré d’une bande d’ados dans une zone grise de la carte, une zone périurbain­e. C’est dans leur sillage que s’inscrivent aujourd’hui deux des romans, par deux jeunes auteurs prometteur­s, qui marquent aussi cette rentrée.

Thomas Flahaut, remarqué avec son premier texte, Ostwald, nous entraîne aujourd’hui à l’usine dans Les Nuits d’été, celle où les pères de Thomas, Louise et Mehdi se sont usés, à Lacombe, dans le Jura. Les deux jeunes garçons y travaillen­t l’été, la nuit, comme frontalier­s, jusqu’au moment où les machines seront démontées pour être envoyées en Italie, sonnant la fin de la vie ouvrière et le début de la débâcle aux Verrières, quartier populaire où ils vivent.

Dans Cinq dans tes yeux, Hadrien Bels, dont c’est le premier roman, ravive le quartier du Panier des années 1990 à Marseille, quand celui-ci était encore popu, quand ses habitant·es étaient encore des travailleu­r·euses précaires, des émigré·es, des toxicos… avant d’attirer les “Venants”, soit les bobos de Paris et d’ailleurs, qui vont l’aseptiser et acculer aux marges ses ancien·nes habitant·es. On oscille, à travers le narrateur Stress, réalisateu­r en devenir, entre passé et présent ; on y suit une bande de jeunes, ses amis d’alors, dans la nuit marseillai­se, traversée à coups de combines et d’espoirs qui ne mènent nulle part. La tchatche est brillante, l’ironie acide, le style énervé, imagé, pétri de références pop.

Le roman qui traite peut-être le moins directemen­t de la France d’aujourd’hui et de ses crises pourrait être celui de Laurent Mauvignier. N’empêche, cette France des Gilets jaunes, Histoires de la nuit y plante son décor et sa violence. Le douzième roman de l’auteur d’Apprendre à finir ressemble à une fable à la Michael Haneke, où l’irruption d’un retour du refoulé est ultra-dérangeant­e. Dans cette France rurale et sinistrée poussent bien des frustratio­ns, des amertumes. Pour les révéler, l’auteur y plonge même un corps étranger : une femme peintre, parisienne, qui va recevoir des lettres anonymes menaçantes, ravivant avec elles le spectre de la délation et de la Seconde Guerre mondiale.

Derrière cette France qui pourrait passer pour folklo, typique, avec sa campagne, ses agriculteu­r·trices et son chômage, sa bricole, les fantômes d’un passé glauque vont refaire surface et revenir hanter cette femme ainsi qu’une famille dont elle est proche. Difficile de parler de ce roman sombre et universel, à l’écriture belle et asphyxiant­e, qui montre et questionne le mal, sans tout dévoiler.

Comme Histoires de la nuit, les romans phares de cette rentrée, qu’ils s’en emparent directemen­t ou soient hantés par les crises du pays, sont irréductib­les à de la pure actualité : en cela, ils s’opposent aux médias, à l’image simpliste que ceux-ci ont pu véhiculer des musulman·es, des émigré·es et de la banlieue, souvent identifiés à ces troubles, ou encore de mouvements comme Nuit debout ou les Gilets jaunes, souvent réduits aux casseurs. Comme l’écrit Alice Zeniter : “(…) alors que restait-il pour raconter ce qu’il avait vu sur les Champs-Elysées deux heures plus tôt ? Les JT utilisaien­t parfois ‘affronteme­nt’ mais surtout ils répétaient en boucle les termes ‘dégradatio­ns’ et ‘dégâts’. Ils se contentaie­nt de qualifier l’état des choses après l’événement, ils disaient ce qui était arrivé au matériel mais pas aux humains. (…) Ils effaçaient les coups et les hématomes, les quintes qui froissaien­t les poumons, le désir de violence et l’envie de mourir. Et donc, ils ne disaient rien.”

Ces romans sont salutaires car ils nous disent l’envers, tellement plus complexe, tellement plus humain et universel,

de ces images “médiatisée­s”. On pourrait y voir, pour certains, la tentation d’un retour au naturalism­e ou à la littératur­e réaliste du XIXe siècle. Une littératur­e qui, de Zola à Balzac, ou encore chez Stendhal, suit un jeune provincial montant à Paris dans le but d’y réussir, d’arriver. Or, la jeunesse mise en scène dans presque tous ces romans n’en a rien à faire. Car, autre point commun, ce sont des vingtenair­es qui sont les (anti-)héros des romans de Reinhardt, Zeniter, Daas, Flahaut et Bels. Une jeune génération qui réalise qu’il n’y a plus de “centre”, que la marge vaut peut-être mieux, que les idéaux sont morts et les illusions, plus que jamais, vaines, dangereuse­s, ridicules. Et que participer à la réussite telle que la société la publicise, c’est risquer de devenir comme les puissants : cynique, manipulate­ur·trice, dominant·e, inhumain·e.

Dans Comme un empire dans un empire, le compagnon de L, un hackeur lui aussi, sera arrêté et emprisonné, et L, dépressive, paranoïaqu­e, trouvera refuge chez un certain Xavier – une troisième voie politique possible… –, au sein d’un collectif de marginaux vivant à la campagne. Le jeune journalist­e de Comédies françaises, Dimitri, qui enquête sur l’invention d’internet, trouve la mort – et, dans ces romans, il n’est pas le seul jeune personnage à mourir, mais on ne dévoilera rien des autres – dans un accident de voiture (c’est dit dès la première page), symbole peut-être d’une génération sacrifiée par les politiques, par la génération d’avant, par la mondialisa­tion : “Qui peut prétendre que le capitalism­e financier, la dérégulati­on des marchés, l’enrichisse­ment toujours plus délirant d’une minuscule minorité ou l’émission des gaz à effets de serre aient ces dernières années été un tant soit peu entravés, malgré les milliards et les milliards de mots organisés chaque jour en phrases, en pensées, en analyses et en brillantes démonstrat­ions par les comparses de Dimitri et injectés sur Internet d’un bout à l’autre de la planète ? Certains matins depuis qu’il s’engluait dans cette mélancolie mortifère il se disait qu’il faudrait avoir recours à la violence, que c’était la seule solution (…).”

Ficher une balle dans la tête de certain·es, aux commandes ? Ou écrire et filmer ? C’est cette dernière solution que certain·es de ces jeunes personnage­s choisiront, dans ces romans qui, étant littéraire­s, loin de toute propagande, n’offrent pas de solution parfaite mais font des propositio­ns. Ecrire, donc. Non pas pour seulement cultiver son jardin, comme le disait Voltaire, mais pour rendre les autres conscient·es des problèmes, rendre visibles ceux et celles qu’on nomme trop souvent “les invisibles” quand on parle des plus précaires, leur donner une voix.

La Louise de Thomas Flahaut ou le Stress d’Hadrien Bels veulent réaliser des films sur leur milieu d’origine. Antoine, dans Comme un empire dans un empire, veut quitter la politique pour se consacrer à l’écriture aussi. Le film, le texte, c’est là où, si l’on se scinde entre l’intérieur et l’extérieur, entre soi et la collectivi­té, l’individu et le monde, l’on peut trouver un espace où se réconcilie­r et se sentir enfin soi-même, à l’instar de la Fatima Daas de La Petite Dernière, la narratrice, qui rejoint la Fatima Daas écrivaine dans les prémices de ce roman qu’elle écrit. Ce roman que l’on tient entre nos mains. Ce roman que l’on sera nombreux·ses, on l’espère, à lire, d’où que l’on vienne, et à partager.

 ??  ?? Paris, le 11 janvier 2015 : marche après les attentats contre Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher et à Montrouge
Paris, le 11 janvier 2015 : marche après les attentats contre Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher et à Montrouge
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 ??  ?? La “sous-France” des Gilets jaunes infuse les romans phares de cette rentrée. A Toulouse, le 9 février 2019
La “sous-France” des Gilets jaunes infuse les romans phares de cette rentrée. A Toulouse, le 9 février 2019
 ??  ?? Place du Châtelet à Paris, le 7 octobre 2019 : action d’Extinction Rebellion lors de laquelle les activistes partagent leurs lectures
Place du Châtelet à Paris, le 7 octobre 2019 : action d’Extinction Rebellion lors de laquelle les activistes partagent leurs lectures
 ??  ?? Edouard Louis et Virginie Despentes, deux écrivain·es engagé·es. Ici, manifestat­ions de soutien à Adama Traoré, à Paris le 26 mai 2018 et le 13 juin 2020
Edouard Louis et Virginie Despentes, deux écrivain·es engagé·es. Ici, manifestat­ions de soutien à Adama Traoré, à Paris le 26 mai 2018 et le 13 juin 2020
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 ??  ?? La France désindustr­ialisée au coeur des Nuits d’été de Thomas Flahaut. Ici, à Lyon
La France désindustr­ialisée au coeur des Nuits d’été de Thomas Flahaut. Ici, à Lyon
 ??  ?? Le Marseille populaire cher à Hadrien Bels dans son premier roman Cinq dans tes yeux
Le Marseille populaire cher à Hadrien Bels dans son premier roman Cinq dans tes yeux

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