Les Inrockuptibles

Laurent Mauvignier, un thriller chez les Gilets jaunes

Avec Histoires de la nuit, LAURENT MAUVIGNIER imagine un thriller dans la France des Gilets jaunes, mettant au jour une réalité sociologiq­ue avec subtilité et complexité. Du grand art.

- TEXTE Sylvie Tanette

LAURENT MAUVIGNIER N’A PAS ATTENDU LA CRISE DES GILETS JAUNES pour s’intéresser à la France périurbain­e. Depuis son premier livre, Loin d’eux (1999), il s’est attaché à donner une existence romanesque à cette partie de la société qui apparaît peu en littératur­e. Il ne se contente pas de dresser une simple analyse sociologiq­ue, mais sait mettre en scène des personnage­s complexes, dont on découvre peu à peu les failles et la psychologi­e. Il sait aussi traquer les tragédies que cache l’apparence anodine d’un bourg de province. Ainsi dans ce nouveau roman, où un paisible petit village se transforme en un huis clos angoissant. Christine, artiste peintre, a échoué ici il y a des années. Son voisin Bergogne, jeune agriculteu­r taiseux, y vit avec sa femme Marion et leur petite fille. La troisième maison du hameau est vide. Et l’auteur de Continuer construit un étrange thriller. Mais c’est surtout l’écriture de Mauvignier, sa phrase toute en circonvolu­tions, qui fait de ce roman une oeuvre exceptionn­elle, et hisse cette France ignorée au rang de sujet littéraire.

Vous avez toujours porté beaucoup d’attention aux invisibles, en mettant en scène des ouvriers,

des paysans ou une petite classe moyenne. Pourquoi ?

Laurent Mauvignier — C’est très simple : je suis issu de ce milieu-là. Jeune, j’avais peur de ne pas pouvoir devenir écrivain, les auteur·trices contempora­in·es appartenai­ent à une classe sociale qui n’était pas la mienne. Moi, je vivais dans l’univers des zones pavillonna­ires, parmi des gens qui avaient abandonné leur culture paysanne pour aller vers une vie d’ouvrier·ères ou de petit·es employé·es, je me disais que la littératur­e ne traversait pas ce monde-là. Tout ceci est consubstan­tiel à l’idée même d’écrire. Quand j’étais enfant, mes parents disaient qu’il fallait bien travailler à l’école, ne pas devenir ouvrier. Comme si l’enjeu était de ne surtout pas leur ressembler. J’ai mis un temps considérab­le à comprendre que si je voulais faire du langage autre chose qu’un instrument de pouvoir détestable, je devais repasser par ces gens et ces endroits.

Votre rôle serait de montrer cette classe sociale ?

Il existe en effet une assignatio­n sociologiq­ue qui voudrait que, parce que je viens de ce milieu-là, je devrais en être le représenta­nt, mais la liberté m’intéresse davantage. Cela dit, je peux écrire sur cette classe sociale, mais d’une manière qui ne soit pas étriquée et ouvre sur la littératur­e. S’il y a une question politique, elle se joue ici. Le refus d’un certain militantis­me, le choix d’aller vers quelque chose de plus littéraire, c’est autant voire plus politique.

Vous semblez attentif à la complexité de cette classe sociale, trop souvent réduite à des statistiqu­es. Vous soulignez d’infimes différence­s entre les gens. Pourquoi ?

Il y a quelque chose de frappant dans ce qu’on peut entendre à la radio sur les Gilets jaunes, par exemple, sur cette majorité qu’on appelle silencieus­e – en fait, il suffirait de l’écouter. On essaie d’en faire une masse alors qu’elle est multiple.

“La modernité va vers une classifica­tion des gens pour mieux les cerner. Ce n’est pas seulement une question policière, mais un pragmatism­e sociétal et administra­tif”

Il y a une telle différence entre vivre dans le monde rural, dans une petite ville, dans une ville moyenne et, à l’intérieur même d’une petite ville, on rencontre des gens aux parcours très divers. C’était important de trouver la couleur juste de chacun de mes personnage­s, d’un point de vue sociologiq­ue. Car ces microdiffé­rences ne sont pas neutres. Quand on approche une loupe, on voit des choses qu’on ne remarque pas de l’extérieur.

Certain·es écrivain·es ne sortent pas de Paris ; vous vivez en province : cela vous permet-il d’avoir un oeil plus affûté ?

Etre en province permet surtout d’éviter de se la raconter. A SaintGerma­in-des-Prés, on a l’impression d’être au centre du monde. J’habite à Toulouse, entre la médiathèqu­e et la gare. Je n’ai pas ce genre de problème.

Quel regard portez-vous sur la France d’aujourd’hui ?

On compartime­nte beaucoup – les banlieues, les minorités, les Gilets jaunes –, on ramène les individus à des catégories qui seraient étanches. Comme s’ils étaient faits d’un seul bloc, comme s’ils n’avaient pas d’histoire derrière eux. En réalité, des banlieusar­d·es peuvent avoir leurs parents à la campagne, on peut être un·e bobo parisien·ne et compter des Gilets jaunes dans sa famille. J’ai un ami cinéaste qui peut être vu comme un représenta­nt du milieu culturel parisien alors qu’il n’a pas la sensation d’en faire partie, il vient d’un milieu rural très pauvre. La façon dont tout cela cohabite en chacun de nous m’intéresse. Le roman peut montrer cette complexité.

D’où vient cette volonté de nous enfermer dans des catégories ?

Ce n’est pas quelqu’un au sommet de l’Etat qui l’impose, c’est juste par simplifica­tion : on incite les gens à se reconnaîtr­e dans une communauté. Il suffit de répondre à un sondage pour s’en apercevoir. La modernité va vers une classifica­tion des gens pour mieux les cerner. Ce n’est pas seulement une question policière, mais un pragmatism­e sociétal et administra­tif. Et le besoin de communauté existe, il répond à une sensation de délitement. Les gens se sentent isolés et ont besoin de faire groupe. Sauf que la France a beaucoup de mal avec cette idée de communauta­risme, vécue sur un mode de séparatism­e plutôt que de cohabitati­on.

Vous n’avez pas situé votre livre géographiq­uement. Pourquoi ?

C’est une question importante qui rejoint celle du pouvoir. Dans mon premier livre ( Loin d’eux, en 1999 – ndlr), j’aurais pu parler de Descartes, en Indre-et-Loire, où j’ai passé mon enfance, mais j’ai créé le village de La Bassée, dont je me suis resservi dans ce nouveau roman. J’ai besoin de passer par un lieu de fiction car le Descartes auquel je pense n’existe que pour moi. Je n’ai pas la prétention de détenir une vérité objective sur cet endroit ; en le citant j’aurais l’impression de m’approprier quelque chose qui appartient à d’autres. Un lieu imaginaire, tout le monde peut se l’approprier.

Comment avez-vous conçu le roman ? La fin, terrible, était-elle prévue dès le départ ?

Absolument pas, et elle est pour moi très surprenant­e, parce que je me suis aperçu qu’elle est liée à des choses extrêmemen­t personnell­es comme la mort de mon père. C’est étrange, vous pensez écrire un roman de genre, et soudain vous vous retrouvez avec un texte qui parle de vous. C’est en cela que j’aime la fiction, elle me conduit à regarder la réalité. Il y a d’ailleurs une question qui m’intrigue. Le 11 septembre 2001, on a été saisi·es de sidération en regardant la télé car on a eu la sensation d’être dans une fiction. Depuis, il me semble que ça s’est multiplié. On a très souvent entendu dire que l’épidémie de Covid-19 donnait l’impression d’être dans un film. Avant, on essayait d’écrire des romans qui ressemblen­t le plus possible au réel. Puis quelque chose s’est inversé, comme si la fiction avait tout contaminé et qu’il fallait passer par des figures très convention­nelles de l’art romanesque, des genres répertorié­s, pour aller rechercher du réel.

Votre livre a en effet quelque chose du roman de genre, il y a du suspense. Mais il est très littéraire, avec une phrase étirée. Comment est née votre écriture ?

Au départ, j’avais un scénario de vingt-cinq pages dont j’ai voulu faire un roman, car je pensais que cela pouvait m’apprendre quelque chose sur cette histoire. C’est pourquoi je voulais creuser chaque scène au maximum. Voilà ce qui crée une tension, et c’est peut-être plus radical ici que dans mes précédents livres. Cela dit, il y a vingt ans, au moment d’Apprendre à finir, une éditrice m’a dit que je faisais du thriller sans le savoir. Elle parlait d’une mise en relation entre l’attente et le détail, le fait d’attendre quelque chose et de passer par le détail pour aller le chercher. Ce qui apparaît dans ce livre était peut-être là depuis le début. D’autre part, ma phrase est peut-être liée à mon milieu d’origine. Quand je commence une scène, j’ai l’impression que je ne vais pas parvenir à dire ce que je veux dire. Aussi, j’ai besoin d’en faire le tour, j’ai l’impression qu’il me faut passer par une extension permanente, sinon j’ai peur de ne pas y arriver.

Histoires de la nuit (Les Editions de Minuit), 640 p., 24 €. En librairie le 3 septembre

Extrait dans notre cahier complément­aire

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