Les Inrockuptibles

Alice Zeniter ou comment s’engager en politique

En mettant en scène un jeune assistant parlementa­ire et une hackeuse dans Comme un empire dans un empire, ALICE ZENITER interroge différente­s facettes de l’engagement politique aujourd’hui.

- TEXTE Nelly Kaprièlian PHOTO Louise Desnos pour Les Inrockupti­bles

Vouliez-vous faire le portrait d’une jeunesse française aujourd’hui ?

Alice Zeniter — Je voulais travailler sur la question de l’engagement en politique : qu’est-ce qui fait qu’on s’engage dans une voie et non dans une autre ? Est-ce qu’il est possible, sans désespérer, de tenter de changer un système beaucoup plus puissant que soi ? Je voulais aussi questionne­r la manière dont on se positionne face à des mouvements naissants (Anonymous ou les Gilets jaunes) alors qu’on a peu de recul pour les appréhende­r : la peur de se fourvoyer en les accompagna­nt, la tentation qu’il y a à en rester spectateur· tri ces… J’ai incarné ces questions dans des personnage­s précis, je leur ai donné des corps, des situations, des doutes et des craintes spécifique­s. Ce roman est donc un paysage politique français (forcément parcellair­e) où avancent ceux et celles dont je trace le portrait, sans vouloir qu’il·elles représente­nt la jeunesse française.

Vouliez-vous, à travers Antoine et L, incarner deux tentatives contempora­ines pour changer la société : via les institutio­ns politiques (Antoine) ou par la révolution (ou cyber-révolution de L), l’action citoyenne et collective ?

Oui, et je voulais qu’elles soient portées par des personnage­s qui ne sont pas des héros canoniques, capables par leurs seules actions de faire basculer un monde. Antoine et L évoluent dans des milieux radicaleme­nt différents mais ont en commun d’être des rouages minuscules et tenaces de la machine. Antoine est au coeur d’institutio­ns socialemen­t reconnues mais il ne sait pas ce qu’il y fait de concret : les discours qu’il écrit pour son employeur n’ont que des effets émoussés sur l’action politique du député, laquelle se heurte à son tour à la majorité parlementa­ire qui peut l’atomiser. Antoine travaille donc énormément, mais sans pouvoir mesurer les conséquenc­es de son travail. L est dans une action plus marginale, quasiment invisible puisqu’elle avance dans

“le dedans”, c’est-à-dire internet. Elle n’en tire aucune gratificat­ion sociale ou monétaire, mais elle sait, chaque jour, ce qu’elle a accompli et peut se dire que personne ne l’aurait fait à sa place.

Et vous, qu’en pensez-vous ?

A mes yeux, ces tentatives sont capables de coexister et belles dans leur coexistenc­e. C’est ce qu’Antoine appelle “la division du travail” engagé. Personne ne sait vraiment comment on lance une révolution, ce qui fait qu’elle prend (comme la mayonnaise), et donc travailler au sein des institutio­ns tout en rêvant qu’elles soient modifiées ou renversées ou s’en désintéres­ser pour construire des modèles à une autre échelle a un sens.

Vous-même, comment voyez-vous la société française aujourd’hui ?

Si je cherche à déterminer une ligne de fracture globale

(et pas forcément française), je dirais que celle-ci apparaît entre ceux·celles qui croient qu’il est possible de continuer à vivre comme nous le faisons (avec quelques aménagemen­ts, étais et réparation­s) et ceux·celles (dont je fais partie) qui pensent que ça ne peut plus durer, que quelque chose va forcément péter, s’effondrer ou exploser. Cette opposition se retrouve sur un grand nombre de sujets (qui sont souvent liés) : l’économie, l’écologie, le racisme systémique, l’oppression patriarcal­e, etc.

Antoine est très tenté par l’écriture. Est-ce finalement votre point de vue : seule la littératur­e peut changer quelque chose ?

Je serais naïve et égocentrée si j’imaginais que seule la littératur­e peut changer quelque chose. Mais elle offre un temps long qui permet à la fois la réflexion et l’empathie. Elle crée des percepts, pour reprendre Deleuze, des blocs complexes de sensations qui permettent d’expériment­er de façon sensible des enjeux qui pourraient paraître abstraits et lointains. Mais est-ce que ça suffit à reconfigur­er une manière de penser le monde ? Et si oui, est-ce que cet effet est durable ?

Le personnage de L est passionnan­t. Pourquoi cette idée de hackeuse paranoïaqu­e ? Vous faites passer à travers elle vos idées féministes ?

Je me suis beaucoup appuyée sur les travaux de Gabriella Coleman sur l’hacktivism­e. C’est elle qui m’a fait découvrir Mercedes Renee Haefer, condamnée pour sa participat­ion à l’une des opérations d’Anonymous et qui dénonce régulièrem­ent le sexisme des forums, ainsi qu’Eva Galperin, qui dirige l’EFF (Electronic Frontier Foundation, ONG de protection des libertés

sur internet – ndlr) et lutte (entre autres) contre les violences sexistes sur internet. Je voulais que L leur ressemble, mais sans la reconnaiss­ance qu’elles ont obtenue. Elle est à la fois terrifiant­e (ce qu’elle peut faire aux autres, ce qu’elle peut savoir de tous) et extraordin­airement exposée (elle est isolée, c’est une hors-la-loi, une précaire et une fille d’immigré·es). Je me suis par ailleurs attachée à créer un personnage féminin qui ne soit pas objet de désir, qui se fout carrément d’être désirable, n’est pas définie par ça – ce qui est d’autant plus facile pour elle qu’elle évolue dans un monde où le corps n’existe pas.

Aviez-vous un·e auteur·trice en tête en écrivant ?

J’ai beaucoup pensé aux Illusions perdues de Balzac : je voulais emprunter des traits d’écriture au roman classique pour décrire à la fois Antoine (qui n’est pas si éloigné de Rubempré) et L (qui est une figure nouvelle dans la littératur­e).

Comme un empire dans un empire (Flammarion), 400 p., 21 € En librairie le 19 août

Extrait dans notre cahier complément­aire

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A Saint-Brieuc, en août

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