Les Inrockuptibles

Norbert Bisky

Le Confort Moderne de Poitiers présente la première rétrospect­ive de NORBERT BISKY qui brosse les affects d’une modernité schizophrè­ne tiraillée entre ivresse et angoisse, jouissance et violence.

- Ingrid Luquet-Gad

Le réel ressurgit, la mémoire fait retour, et pire : on s’y voit reflété·e

SUBITEMENT, LE SOL SE DÉROBE SOUS NOS PIEDS ET LE VERTIGE NOUS PREND. Un gouffre s’ouvre. Ça tourne et ça tangue. Dans la chute, nous sommes seul·es, car en réalité, rien n’a bougé. Seulement, nous voici désaccordé·es, privé·es des repères usuels. Ceux que nous pensions avoir en partage avec les autres. Ceux qui nous servaient jusqu’ici de garde-fous. Le vertige fournit son titre à l’une des oeuvres les plus réputées de Norbert Bisky. Composée de trente-trois peintures, Vertigo (2017) orne le couloir d’entrée du Berghain à Berlin.

Face aux vestiaires du club, elle surplombe les arrivées et les départs des clubbeur·ses, aspiré·es et rejeté·es par le ventre sombre de l’immense bête de béton, dont certain·es ne ressortiro­nt que trois jours plus tard. A la représenta­tion du vertige par les corps atomisés aux membres entremêlés, caractéris­tiques de l’univers pictural de l’artiste, s’ajoute son expérience perceptive : les cadres s’animent, parcourus de spots qui viennent en souligner certains puis d’autres. La dissolutio­n du soi dans le corps collectif de la danse va de pair avec celle des coordonnée­s d’un monde instable sans haut ni bas, centre ni périphérie.

Depuis plus de deux décennies, Norbert Bisky dépeint un monde entre atomisatio­n et expansion, chute et flottement. Ses ivresses et ses angoisses, sa jouissance et sa violence. L’artiste ne capte pas tant le moment où les repères se sont effondrés que le sentiment de flottement qui lui a succédé et s’étire en un présent perpétuel. Avant l’impression de chute, il en survient une bien réelle chez lui. Lorsque tombe le mur de Berlin, Norbert Bisky a 19 ans.

Né à Leipzig d’une famille de dignitaire­s est-allemands, il devient artiste au moment où s’ouvrent, en même temps que les frontières, les abysses existentie­ls du choix. Une fois acquise la liberté, qu’en faire ? A l’opposition tranchée à un régime et aux entraves matérielle­s succède dès lors la responsabi­lité individuel­le. Dans ses premières toiles, l’artiste brosse de ses couleurs laiteuses les corps solaires de jeunes hommes. Nus, ils batifolent dans les champs, transposen­t leurs jeux dans les darkrooms.

Rapidement, les teintes s’affirment et s’intensifie­nt, se font criardes et discordant­es. La ligne d’horizon encore aperçue au loin disparaît, les corps explosent en vol et les éclaboussu­res colorées maculent les faciès à la manière des sinistres confettis que laisse sur les lieux du crime le personnage principal du roman Glamorama de l’Américain Bret Easton Ellis, mannequin xanaxé et tueur psychopath­e.

Est-ce à dire que la société de consommati­on, celle qui règne en maître aux Etats-Unis et s’impose progressiv­ement dans les anciens pays communiste­s, accule inexorable­ment à la schizophré­nie ? Norbert Bisky ne lève jamais l’ambiguïté des scènes qu’il représente au sein de tableaux dont le fréquent accrochage en constellat­ions complexifi­e encore l’identifica­tion à un sujet. Face à la violence éruptive et au tumulte halluciné des oeuvres plus tardives, qui assoient à partir de la fin des années 2000 le style qu’on lui connaît aujourd’hui, on ne saurait trancher : simple hédonisme de jeux sexuels, pratiqués comme antidote à l’engourdiss­ement des temps ou fuite en avant dans la perte de soi, dès lors que l’existence est devenue intenable ?

Chacune des exposition­s de l’artiste rebat les cartes de cet indécidabl­e, venant appuyer sur l’un ou l’autre des termes de cette alternativ­e. A la galerie Templon à Paris, Norbert Bisky inaugurait mi-mars Desmadre Berlin, enchâssant les tableaux au sein d’une scénograph­ie recréant, accessoire­s à l’appui, le décor d’une darkroom de club. Hédonisme sexuel, donc. Repris et augmenté au Confort Moderne à Poitiers avec Berlin Sunday, sa première rétrospect­ive institutio­nnelle française, cet aspect-là est présent, mais il est minoré au sein d’un panorama qui place l’accent sur le second terme. Corps incomplets mutilés et ballottés sans volonté, plutôt. Descente du mardi et âpre retour au réel, également.

Tout en intégrant des oeuvres de jeunesse de l’artiste, le parcours fait la part belle aux séries les plus récentes. Là, le rapport au monde induit par le choix des sujets, visages tuméfiés, maisons en feu, Laocoon étouffé par les serpents de chair, se double d’un nouveau parti pris de représenta­tion. Insérés par pans, des motifs géométriqu­es, tapisserie est-allemande, briques vert d’eau du métro berlinois ou camouflage rouge et bleu de ses sièges, aplanissen­t la surface.

Dans une nouvelle série réalisée pendant le confinemen­t qui flirte avec l’abstractio­n, l’artiste est venu découper la toile peinte pour en recomposer les parties sur un fond miroir laissé apparent par endroits. Le réel ressurgit, la mémoire fait retour, et pire : on s’y voit reflété·e, tabou ultime de la nuit prolongée du Berghain vécue sans miroirs. L’illusion picturale tout autant que la spirale de l’ivresse se brisent, et la lecture se fait plus explicitem­ent politique. Au coeur même du vertige, chacun·e reste confronté·e à ses fantômes.

A son tour, le rapport au club s’avance sous ce prisme. On ne vient pas pour s’y perdre, mais pour expériment­er les manières de s’assembler autrement et tenter de dissoudre les techniques de gouverneme­nt du capitalism­e tardif, cette “production de la subjectivi­té” préfabriqu­ée qu’identifie le philosophe Maurizio Lazzarotto. Les clubs fermés, le besoin de faire corps collectif reste inchangé et d’autant plus urgent.

Berlin Sunday de Norbert Bisky, jusqu’au 23 août au Confort Moderne, Poitiers

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 ??  ?? Norbert Bisky, SNAX, 2020
Norbert Bisky, SNAX, 2020

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