Les Inrockuptibles

Sophie Letourneur, une cinéaste qui n’a pas froid aux yeux

- TEXTE Jean-Baptiste Morain PHOTO Jonathan LLense pour Les Inrockupti­bles

Pour la cinéaste SOPHIE LETOURNEUR, un petit budget est une affaire de “morale”. Autant dire que pour l’autrice de La Vie au ranch ou des Coquillett­es, tourner le drôle et émouvant Enorme, avec Jonathan Cohen et Marina Foïs en têtes d’affiche, lui a posé question… Rencontre avec une femme qui ne s’en laisse pas conter.

DEPUIS SIX ANS, LE PARCOURS VIREVOLTAN­T DE CINÉASTE DE SOPHIE LETOURNEUR, démarré tambour battant (elle enchaînait les films – La Vie au ranch, Le Marin masqué, Les Coquillett­es, etc.), semblait s’être mystérieus­ement arrêté. Ses premiers films, tous produits par Emmanuel Chaumet et sa société Ecce Films, montraient un cinéma pressé, un peu brut de pomme, avide de s’exprimer, d’impression­ner de la pellicule, de rencontrer des gens, des non-acteur·trices, des ami·es ou connaissan­ces (Lolita Chammah et Benjamin Biolay, par exemple). Et puis, après Gaby Baby Doll, en 2014, le silence. Après dix ans de collaborat­ion, Letourneur et Chaumet rompent leurs liens profession­nels. Elle est cash, Sophie Letourneur :

“On en avait marre l’un de l’autre, on avait une relation très passionnel­le – il a monté sa boîte avec mon premier court.

On a tous les deux un caractère très fort.”

Avec un autre producteur, donc, Sophie Letourneur travaille sur un nouveau projet. Qui avorte un mois avant le tournage : “C’était un film qui s’intitulait Foufou. Ça se passait dans un élevage de cochons… J’ai travaillé dessus très longtemps, j’allais dans des exploitati­ons, je sentais le lisier (rires). On avait commencé à dresser un petit cochon. On avait le financemen­t de Canal+, donc un gros budget, et Canal a trouvé que le film était trop particulie­r par rapport au budget. J’ai dit qu’on pouvait le faire pour moins d’argent, mais mes producteur­s m’ont répondu : ‘On ne sait pas faire’…

On m’a demandé de formater le film pour la même somme élevée, mais je ne voulais pas.”

Aujourd’hui, Sophie Letourneur est de retour avec une très belle comédie, drôle, émouvante, gonflée, libre, sur le couple, la paternité et la maternité : Enorme. Un film qui a mis du temps à se préparer, à se monter, à sortir. Sophie Letourneur, quand elle a terminé d’écrire son scénario, met un soin tout particulie­r à chercher les non-acteur·trices qui vont jouer dedans. Dans le film, on voit ainsi la vraie mère de Jonathan Cohen, géniale, jouer la mère de Jonathan Cohen. On croise un chaman qui est vraiment chaman, des médecins, des infirmière­s et des sagesfemme­s, etc., qui le sont vraiment. Il faut beaucoup de temps pour trouver des gens qui acceptent de parler de leur métier et de jouer leur propre rôle. Ce travail d’enquête, ces rencontres, Sophie Letourneur les aime parce qu’elles sont avant tout humaines, et que ses films s’en nourrissen­t. Ensuite, elle fait jouer les scènes à ses interprète­s, ce qu’elle appelle sa “copie de travail”.

Au moment du tournage, elle leur demande de les rejouer. Tout ce travail d’approche est ce qui donne son cinéma.

La “méthode” Letourneur ne change pas. Ou presque :

“On m’a proposé Marina Foïs et Jonathan Cohen, dans une logique de production. L’avantage, c’est qu’on n’avait pas besoin d’avoir le CNC pour financer le film. Jonathan, on a mangé une côte de boeuf ensemble et il y a un truc qui m’a plu chez lui. Il est drôle et c’est quelqu’un ‘de la vie’, je dirais, même si je ne veux pas opposer les acteurs aux gens qui ne le sont pas. Je sentais le type qui avait un passé. Ce n’est pas un bourgeois. On ne me l’a pas imposé. Mais dès qu’il a dit oui, tout a changé. On devait tourner avec 800 000 euros, tout était prêt, on n’avait plus qu’à le faire. J’aime bien faire des films avec peu d’argent, pour des raisons morales déjà, et parce que j’aime bien avoir une équipe de cinq personnes. Enfin, moins ça coûte cher et plus on est libre : on n’est pas obligé de cartonner en salle. Mais, avec Jonathan, on s’est retrouvé avec plein d’argent, un directeur de production… D’un coup, Canal+ est entré dans le film, deux distribute­urs sont entrés en concurrenc­e… Je n’ai rien changé, on était toujours cinq dans la voiture, mais les salaires étaient plus élevés.”

Elle tourne et monte le film en toute liberté. “Quand j’ai montré le premier montage aux partenaire­s du film, poursuit Sophie Letourneur, il y a environ un an et demi, certains ont été surpris de voir que ce n’était pas la comédie cynique sur la grossesse qu’ils attendaien­t. Toute la dimension poétique, mélancoliq­ue, documentai­re du film n’intéressai­t pas trop. A la lumière de ce malentendu, le film ne leur semblait pas assez drôle, mais niais, sale, spécialeme­nt ce qui concerne le sexe féminin. Pourtant tout était dans le scénario. Ça a été très violent…” Finalement, au prix d’une lutte assez longue et épuisante et un nouveau montage – et quelques concession­s –, la cinéaste sort enfin le film le plus proche de celui qu’elle avait en tête.

Elle a su en tirer la leçon : “Je me suis sentie écrasée par un système, en tant qu’autrice, mais j’ai résisté. C’est lorsque j’ai commencé à montrer mon film que le vent a tourné. D’autres personnes, des artistes mais aussi des journalist­es ont aimé le film. Je me suis rendu compte à quel point la presse défend les films déroutants…”

Enorme de Sophie Letourneur, avec Marina Foïs, Jonathan Cohen, Jacqueline Kakou (Fr., 2019, 1 h 41). Lire la critique du film p. 54

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En août, à Paris

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