Les Inrockuptibles

Closer de Joy Division, un soleil noir qui a 40 ans

Quarante ans après sa sortie, Closer, le second et dernier album de JOY DIVISION, est réédité dans une version enrichie. Histoire d’une oeuvre qui donna à voir de nouveaux horizons, malheureus­ement vite obscurcis par la mort tragique du chanteur Ian Curti

- TEXTE François Moreau

LA MUSIQUE POP EST UNE AFFAIRE DE CITATIONS

– DANS LES GRANDES LIGNES. Joy Division échappe en partie à cette règle. D’abord, parce que la fulgurante existence du groupe (1977-1980) aura marqué une rupture au sein d’une scène musicale venue du nord délabré de l’Angleterre, prête à en découdre et fraîchemen­t acquise à la cause du punk-rock. Dans une formule célèbre et abondammen­t reprise, Tony Wilson, fondateur dandy de Factory Records, le label mancunien de Joy Division, dira même à ce sujet : “Au lieu de dire ‘Va te faire foutre’, ils ont dit : ‘Je suis foutu.’ Ce faisant, ils ont inventé le post-punk et régénéré une immense forme artistique : le rock’n’roll.” Ensuite, parce que les deux albums et la poignée de chansons laissés en héritage par ces sales gosses s’imposent à nous aujourd’hui comme des monolithes d’une modernité indépassab­le, dont on s’échine toujours à cartograph­ier le relief sans arriver à en percer tous les mystères, malgré l’abondante documentat­ion mise à notre dispositio­n. Enfin, parce que quarante ans après les funéraille­s discrètes de cette formation désormais canonisée et en dépit des échos et références aux figures totémiques du XXe siècle qui hantent l’oeuvre ramassée de Joy Division – de David Bowie à Hermann Hesse ; de Lou Reed à William Burroughs ; de J.G. Ballard à Iggy Pop –, c’est l’image glaciale de Ian Curtis, les yeux écarquillé­s et la mine hallucinée, qui supplante encore de nos jours toutes les autres.

Ian Kevin Curtis, né le 15 juillet 1956, à Stretford, dans la banlieue de Manchester. Mort à l’âge de 23 ans, quatre ans plus tôt que Jim Morrison à l’échelle du Panthéon du rock, le 18 mai 1980, à Macclesfie­ld, toujours dans la banlieue de Manchester. Une vie sans soleil, traversée comme le ciel du nord de

l’Angleterre par un voile nuageux assassin. Puisque tout est citation donc, en voici une loin d’être anecdotiqu­e, puisqu’elle est extraite de la première chronique d’envergure d’Unknown Pleasures (1979), album fondateur de Joy Division, parue dans les pages du Melody Maker le 21 juillet 1979. Le jeune Jon Savage, devenu depuis un critique rock émérite, commence ainsi son article, avec une phrase de Raoul Vaneigem, ancien membre de la section belge de l’Internatio­nale situationn­iste : “To talk of life today is like talking of rope in the house of a hanged man” – soit, en français : “discourir sur la vie de nos jours, c’est comme parler de corde dans la maison d’un pendu” –, avant d’enfoncer le clou en répétant les paroles du crépuscula­ire Day of the Lords, deuxième morceau du disque, sur lequel Curtis pose l’insondable question : “Where will it end ?” – “Où cela se terminera-t-il ?”.

Hasard des fulgurance­s d’un journalist­e en quête de mises en perspectiv­e, cherchant à faire le lien entre l’émergence d’une scène musicale visionnair­e sur ce terrain vague grisâtre que l’on appelle Manchester et le contexte postindust­riel dans lequel celle-ci s’est épanouie, Ian Curtis se donnait la mort par pendaison dans sa cuisine moins d’un an après la parution du

“Il était impossible de continuer sans Ian. C’était hors de question. Personne n’aurait pu porter cela, de toute façon” PETER HOOK, BASSISTE

papier. Une sombre histoire, à la fois banale et tragique

– et qui ne fera même pas les gros titres –, comme seul ce grand racket organisé qu’est le rock’n’roll sait en fabriquer, mais dont le récit figera dans le marbre froid une faction de jeunes gens persuadés d’avoir grandi à l’ombre de la même croix que leur héraut “sacrifié”. Au-delà de toute extrapolat­ion d’ordre christique et malvenue, le suicide de Ian Curtis laissera surtout un goût d’inachevé dans le parcours d’un groupe prometteur, qui s’empressera de tourner la page, révolution­nant quelque temps plus tard la dance music sous le nom de New Order. Avant que la ville entière ne lui emboîte le pas sous une pluie d’acides. On rembobine.

Londres, mars 1980. Après avoir assuré les premières parties des Buzzcocks au cours de l’automne 1979,

Joy Division, adoubé depuis par le NME et la BBC, est de retour en studio avec l’irritable Martin Hannett – producteur maison de l’écurie Factory Records, déjà aux manettes d’Unknown Pleasures – pour mettre en boîte Closer, le second album du groupe dont on fête cette année les 40 ans. Le disque sortira le 18 juillet 1980, deux mois jour pour jour après la mort de Curtis. De façon posthume, pour ainsi dire, d’autant que Stephen Morris (batterie), Bernard ‘Barney’ Sumner (guitare, synthétise­ur) et Peter Hook (basse), les autres membres fondateurs de la formation mancunienn­e, n’ont, à l’époque, pas le coeur à replonger dans cette oeuvre aussi douloureus­e que testamenta­ire.

Quatre décennies plus tard, certaines plaies semblent pourtant cautérisée­s. Chez lui, à Manchester, les fesses posées derrière son bureau, Hooky est fier d’exhiber sa médaille de la Ville de Clermont-Ferrand. Une distinctio­n pour services rendus à la nation. Celui qui fera de son instrument le moteur mélodique des compositio­ns du groupe en est devenu le récipienda­ire en mai 2010, à l’occasion d’un concert donné avec The Light, le groupe qu’il a fondé après avoir claqué la porte de New Order avec pertes et fracas en 2006, et avec qui il reprend les standards de sa propre discograph­ie. “Au sujet de Closer, disons que je suis agité par des émotions contradict­oires. C’est un disque que je joue plus ou moins constammen­t depuis 2010 avec mon groupe, il me semble donc de façon assez ironique très actuel, confesse-t-il. Maintenant,

je l’aime comme j’aime le premier lp du Velvet Undergroun­d. Mais je dois t’avouer que je m’en suis détaché lors de sa sortie, comme je me suis détaché de Love Will Tear Us Apart (sorti un mois après la mort de Curtis – ndlr). J’avais l’impression que c’était le disque d’un autre. Ian était mort et Joy Division n’existait plus. Il nous fallait prendre de la distance, même si je pense aujourd’hui que c’était une erreur. Il était impossible de continuer sans lui. C’était hors de question. Personne n’aurait pu porter cela, de toute façon. Tu sais, on a fait un pacte : si l’un des membres du groupe devait partir, alors il n’y aurait plus de Joy Division. On a passé le même accord avec New Order, mais celui-ci a vite été oublié (il se marre).”

Unknown Pleasures avait forgé la légende des studios Strawberry, à Stockport (sud-est de Manchester) – tenus par Eric Stewart et Graham Gouldman du groupe 10cc –, Closer fera entrer dans l’ère de la new-wave le Britannia Row de Pink Floyd, situé à l’époque dans le quartier d’Islington, à Londres : “U2 a débarqué un jour pour travailler sur son single 11 O’Clock Tick Tock, se souvient Peter. Ils faisaient écouter des trucs à Martin. Ils étaient si jeunes ! Britannia Row était un studio très

luxueux et très cher. Nous, c’était la première fois qu’on restait dans la capitale. Passer du temps là-bas était galvanisan­t, d’autant plus qu’on était très content de ce qu’on avait pu écrire et que les sessions d’enregistre­ment étaient bonnes.” Deux ombres viennent pourtant obscurcir le tableau : Martin Hannett est un camé irascible qui ne peut pas voir Hooky et Barney en peinture, et l’état de santé de Ian Curtis, diagnostiq­ué épileptiqu­e un an plus tôt après une crise d’une violence sidérante – et bien documentée dans le film Control (2007) d’Anton Corbijn –, n’est pas au top. Il faut ajouter à cela le triangle amoureux dans lequel est enferré le chanteur, avec, d’un côté, sa femme Deborah et, de l’autre, Annik Honoré, journalist­e belge rencontrée en tournée, qui ne le quitte pas durant toute la durée de l’enregistre­ment du disque. “Martin nous détestait avec une passion dévorante. A chaque fois que Bernard et moi l’ouvrions, le type vociférait derrière ses machines : ‘Dégagez plutôt d’ici, braaaannle­urs !’ On se demandait pourquoi il nous haïssait autant. Après tout, on payait son salaire !”

Les critiques à l’encontre du producteur sont les mêmes qu’à l’époque d’Unknown Pleasures, un disque que le groupe n’a jamais vraiment aimé : un son trop tiède, pas assez rock, que l’auditeur ne prenait pas en pleine poire. Tout l’inverse de ce que le public pouvait voir de Joy Division sur scène. C’est la méthode Martin Hannett, qui voyait dans la conception d’un album l’accompliss­ement de son génie créatif : chaque étape de la chaîne de production est découpée, arrangée, triturée par Hannett lui-même, jusqu’à la batterie de Stephen Morris, qui devait enregistre­r chacune de ses parties séparément. “On pensait avoir plus de marge de manoeuvre, mais finalement, en tant que jeune musicien, observer Martin travailler reste quelque chose de fascinant. Il faisait un putain de bon boulot. On lui doit beaucoup. Quand on a commencé à bosser sans lui après Movement (le premier album de New Order paru en 1981 – ndlr), on s’est servi de toutes ses astuces. Power, Corruption and Lies, c’est rempli de ce qu’il nous a appris. Closer te laisse entrevoir ce qu’aurait pu devenir Joy Division si Ian n’était pas mort. Je me demande souvent quelle tournure auraient prise les choses. Je le vois bien chanter Blue Monday.” D’après Genesis P. Orridge, leader du groupe proto-industriel Throbbing Gristle, et dernière personne à avoir parlé à Ian Curtis d’après la légende, ce dernier se voyait plutôt à des années-lumière de Joy Division : “Il voulait faire un concert, une jam, et annoncer dans la foulée que l’on quittait tous les deux nos groupes respectifs pour travailler ensemble”, avait-il confié en 2009 au journalist­e John Robb.

L’approche plus expériment­ale du travail de Martin Hannett sur Closer – textures vaporeuses, ambiances atmosphéri­ques rappelant le son de David Bowie sur l’album Low (1977) – semble avoir été pensée dans le seul but de construire une cathédrale sonore pour la voix de Ian Curtis. La tête haute tout au long de la face A du disque, Curtis fait illusion. Malgré des textes lacérés, que Stephen Morris prenait pour de la littératur­e et que les autres n’écoutaient tout simplement pas, il fait mine de tenir son rôle de frontman, s’élève au-dessus des guitares aiguisées de Barney, avant, finalement, de la laisser s’évaporer dès Heart and Soul, jusqu’à se confondre avec le brouillard lugubre de la production d’Hannett, faisant ainsi de la face B de l’ultime album de Joy Division son linceul.

A l’instar de la pochette, réalisée par Peter Saville, directeur artistique iconique de Factory Records. Validée par Curtis, la photo, signée de Bernard Pierre Wolff et extraite d’une série prise au cimetière monumental de Staglieno, à Gênes, représente un tombeau, tandis que s’affiche au-dessus le nom de l’album dans un style gothique éthéré : “L’image m’intéressai­t particuliè­rement. Je l’ai juste montrée au groupe, qui était encore en studio et n’avait pas eu l’occasion de réfléchir à la pochette. La propositio­n était de moi, savoir si c’était approprié ou non relevait de leur jugement à eux. Encore une fois, je n’avais entendu aucun morceau du disque. Et je me demande encore aujourd’hui ce qu’en pensait vraiment Ian”, se souvient Saville. “Après tout, Closer évoque aussi bien la fin que le début de quelque chose, non ? Les voix étaient enregistré­es la nuit, poursuit Hook. Ian et Martin sont devenus très proches, et Annik, avec qui Ian formait un couple à la John et Yoko, était toujours avec eux. L’ambiance était paisible quand ils travaillai­ent ensemble sur le chant. S’il y a quelque chose qui a détruit Martin, c’est bien la mort de Ian.”

Joy Division restera près de trois semaines en studio. Durant cette période sortira l’un des morceaux les plus emblématiq­ues du groupe, Atmosphere, enregistré entre deux concerts avec les Buzzcocks l’année précédente : “Une chanson magnifique, rajoute Hooky. Pas étonnant qu’elle soit jouée lors des enterremen­ts. Elle a été jouée aux funéraille­s de Ian, à celles de Tony Wilson et sera certaineme­nt jouée aux miennes.” Egalement réédité cette année dans sa mouture de septembre 1980 (avec une version réenregist­rée en 1980 de She’s Lost Control en face B), le single connaît d’abord une première jeunesse sous l’égide du label indépendan­t français made in Rouen Sordide Sentimenta­l, avec le titre Dead Souls en guise de face B.

Vingt ans avant l’inaugurati­on du tunnel sous la Manche, Jean-Pierre Turmel, fondateur de la maison de disques rouennaise, se posait en passeur essentiel, ramenant dans son giron des groupes britanniqu­es comme Throbbing Gristle. Il sortira en 1979 le maxi We Hate You (Little Girls)/Five Knuckle Shuffle, dont Curtis s’était entiché. Peter Hook : “Nous étions si prolifique­s à l’époque que l’on écrivait plusieurs morceaux par semaine ! Quand Sordide Sentimenta­l nous a demandé deux chansons, on pouvait se permettre de donner celles qu’on venait de mettre en boîte, qui étaient Atmosphere et Dead Souls. Certaineme­nt nos deux meilleurs morceaux ! Pour un disque pressé en édition limitée ! On était ce genre de mecs, pleins de surprises.”

Sur Closer, l’approche plus expériment­ale du producteur Martin Hannett semble avoir été pensée dans le seul but de construire une cathédrale sonore pour la voix de Ian Curtis

Tiré à 1578 exemplaire­s exactement. De quoi faire marrer John Peel, cultissime DJ de la BBC qui, lorsqu’il programma Atmosphere au moment de sa sortie, passa par erreur le morceau à la vitesse d’un 45t : “Le disque avait été tiré à 1576 (sic) exemplaire­s, ce qui correspond­ait à la date d’une victoire des Français sur les Anglais je crois, ou quelque chose comme ça”, se hasarde Hooky. Interrogé à ce sujet, Jean-Pierre Turmel démystifie :

“La commande avait été passée pour 1500 exemplaire­s. Mais le nombre effectivem­ent pressé pouvait varier en plus ou en moins. La politique de MPO (l’usine de pressage – ndlr) à cette époque était de livrer la totalité et de facturer le nombre exact. J’ai donc reçu 1578 copies du disque et c’est ce nombre qui fut indiqué sur la pochette. Il y eut aussi trois exemplaire­s ‘test pressing’ en plus, tous numérotés 0000. Cette anecdote illustre bien à quel point l’esprit humain est avide d’explicatio­ns ‘cachées’, délaissant de ce fait les plus simples et évidentes.”

L’objet est accompagné d’un texte de Turmel, Licht und Blindheit, qui fait de Ian Curtis un personnage tout en clair

obscur, échappé d’une oeuvre fantasmée dans laquelle il est question de pâleur extrême, d’immortalit­é, de symbolique mystique et de désir de mort. L’artwork du vinyle, quant à lui, est une peinture de Jean-François Jamoul, aussi inquiétant­e qu’une pochette d’album de Burzum : “Je n’ai vu Joy Division sur scène qu’une seule fois, aux Bains Douches, le 19 décembre 1979. Comme hypnotisés, mes yeux avaient été pendant pratiqueme­nt tout le concert fixés sur Ian. Son propre regard était comme halluciné. Ses mouvements, très saccadés et désordonné­s, mimaient en quelque sorte l’épilepsie dont il souffrait. Notre (brève) rencontre avec le groupe au complet se fit à Paris dans la petite chambre d’hôtel de Rob Gretton (manager du groupe – ndlr). Je revois essentiell­ement le moment où je dévoilai au groupe le tableau à peine sec de Jean-François Jamoul pour ce projet. Je me souviens de l’étonnement de Ian, puis quasi immédiatem­ent de sa demande, de son désir d’acheter ce tableau.” Turmel refusa de vendre son tableau, mais offrit à Curtis une perspectiv­e : celle d’être compris dans l’expression de ses paradoxes et perditions. De Tony Wilson aux autres membres du groupe, personne ne prenait vraiment au sérieux les textes du kid de Stretford. “Pour être honnête, on n’avait jamais écouté ses paroles avant sa mort”, confiera Bernard Sumner. “Que vous rappelez-vous de Ian ?”, demande-t-on à Peter Saville. “Je me rappelle de Ian comme étant celui que je n’ai finalement jamais connu.” Une prise de conscience en forme d’épitaphe…

“Closer évoque aussi bien la fin que le début de quelque chose, non ?” PETER HOOK

Closer (40th Anniversar­y) (Warner Music)

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 ??  ?? A Paris, devant les Bains Douches, en décembre 1979
A Paris, devant les Bains Douches, en décembre 1979
 ??  ?? Ian Curtis aux Bains Douches, en décembre 1979
Ian Curtis aux Bains Douches, en décembre 1979
 ??  ?? La pochette de Closer est réalisée par Peter Saville, célèbre directeur artistique de Factory Records
La pochette de Closer est réalisée par Peter Saville, célèbre directeur artistique de Factory Records
 ??  ?? Bernard Sumner (devant) et Peter Hook, en 1987, période New Order
Bernard Sumner (devant) et Peter Hook, en 1987, période New Order
 ??  ?? La tombe de Ian Curtis au cimetière de Macclesfie­ld près de Manchester
La tombe de Ian Curtis au cimetière de Macclesfie­ld près de Manchester

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