Les Inrockuptibles

Ema, Enorme, Antigone, Police, Poissonsex­e

- Bruno Deruisseau

Une jeune danseuse de reggaeton fait feu de tout bois pour consoler un drame intime. Sur une bande-son de Nicolas Jaar, Pablo Larraín capte l’énergie de Valparaíso et le trajet d’une émancipati­on furieuse.

DANS LA NUIT D’UN VALPARAÍSO DÉSERT, UN FEU DE CIRCULATIO­N EST DOUCEMENT CONSUMÉ par un brasier. A ses pieds, une jeune femme observe son agonie, un lance-flammes à la main. Ces deux plans sublimes qui ouvrent Ema donnent au film, présenté à la Mostra l’an dernier, son programme, puisqu’il se situe bien à un carrefour dans la filmograph­ie du Chilien Pablo Larraín. L’ancrage national de son cinéma, qui va de Tony Manero (2008) à Neruda (2016), y croise le portrait d’une femme en lutte qu’est son avant-dernier film, Jackie (2017). Loin de produire un croisement ordonné de ces deux pans de la carrière de Pablo Larraín, cet entrelacs est une collision fracassant­e et enflammée. Il en résulte un film chaotique, désarmant et déstructur­é, mais doté d’un magnétisme prodigieux.

Ema est une jeune danseuse hantée par l’échec de sa tentative d’adoption. Le film se déploie dans l’après d’un drame dont on recompose petit à petit le déroulemen­t. Face à leur difficulté à concevoir un enfant, Ema et Gastón (Gael García Bernal, excellent en chorégraph­e tourmenté) ont décidé d’adopter un petit garçon, Polo. Lorsque l’enfant met le feu à leur maison, causant au passage d’irréparabl­es lésions au visage de la soeur d’Ema, ils décident de le rendre aux services sociaux de la ville. Cet échec maternel va plonger Ema dans une quête d’agencement du monde selon ses désirs. Et ils sont impétueux, dissolus, punk et queer. Ils vont faire voler en éclats tout ce à quoi elle se frotte : son couple, le patriarcat, la famille, les institutio­ns sociales et l’école dans laquelle elle enseigne.

A la pyromanie du fils répond celle, tant symbolique qu’en définitive concrète, d’une mère prête à tout pour affirmer sa liberté. Ema est une Shiva moderne, une déesse destructri­ce et vénéneuse. Elle ne fait qu’un avec le film. S’il·elles exercent un pouvoir de séduction immense, il n’est

pas immédiat. Ema n’est pas aimable, dans le sens où il, le film, et elle, son héroïne, ne cherchent pas à faire plaisir. A la structure narrative éclatée et à la modernité stylistiqu­e un peu tape-à-l’oeil du premier répondent l’excentrici­té et le dérèglemen­t sentimenta­l de la seconde.

Ema est d’abord un fascinant brouillon de film, la cartograph­ie mentale de l’errance d’une jeune femme vivant sur courant alternatif. Pour combler le grand vide laissé par son fils, elle vit avec fureur, comme si l’intensité, la combustion extrême de l’existence, pouvait combler son absence. De film-brouillon, Ema passe à film-transe. Il raconte aussi la vie de la communauté des danseur·ses de reggaeton de Valparaíso. Cette danse urbaine originaire d’Amérique du Sud, tout en saccades lascives, est un mélange de hip-hop, de salsa et de reggae. Jugé vulgaire par Gastón, le reggaeton est défendu par Ema et sa bande, qui le dansent comme elles

Ema est une Shiva moderne, une déesse destructri­ce et vénéneuse qui ne fait qu’un avec le film

baisent, avec une brûlante ardeur. Cette danse insuffle au film une fougue érotique puissante. Elle raconte aussi la ville, ses immeubles aux couleurs chatoyante­s, ses quartiers populaires et sa jeunesse branchée.

Cette façon de mêler fête, sexe et chorégraph­ie rappelle le Climax de Gaspar Noé (2018), la misanthrop­ie poisseuse en moins et la bande-son tribale et aérienne composée par Nicolas Jaar en plus. La virtuosité de Pablo Larraín est de parvenir à faire tenir ensemble le drame familial avec des séquences qui relèvent quasiment du clip vidéo, pour finalement raconter l’émancipati­on d’une jeune femme. L’ensorcelle­ment que produit le film, qui se décante dans sa dernière demi-heure, réside en grande partie dans la fascinatio­n exercée par l’actrice qui interprète Ema, Mariana Di Girólamo, révélation du film. Cheveux peroxydés et plaqués en arrière, elle incarne le désir d’affranchis­sement de son personnage avec une véhémence folle.

Sa victoire fait écho à la résignatio­n de l’héroïne du précédent film du Chilien, Jackie. Ema en est l’image inversée. Là où Jackie, le film comme son personnage, n’était que rigueur, normes et retenue, que douleur rentrée, Ema n’est que flamboyanc­e, insolence et extravagan­ce. Sa douleur, Ema la diffuse vers le monde. Au portrait d’une femme de glace fait suite le portrait d’une fille en feu.

Ema de Pablo Larraín avec Gael García Bernal, Mariana Di Girólamo, Santiago Cabrera (Chil., 2019, 1 h 42)

 ??  ??
 ??  ?? Mariana Di Girólamo et Gael García Bernal
Mariana Di Girólamo et Gael García Bernal

Newspapers in French

Newspapers from France