Les Inrockuptibles

Simon Liberati, Jean Rolin, Guillaume Poix, Deborah Levy, Brit Bennett

Le styliste SIMON LIBERATI réactive ses obsessions littéraire­s sixties et les héroïnes accidentée­s dans un huitième roman sur la décadence, la pop et l’inspiratio­n. Une fresque toxique et flamboyant­e.

- Léonard Billot

MARINA ÉVAPORÉE, JAYNE DÉCAPITÉE, SHARON MASSACRÉE : à l’origine d’un roman, chez Simon Liberati, il y a presque toujours un personnage de femme blessée, perdue, assassinée. Il y a cinq ans, en 2015, à l’occasion de la sortie du capital Eva (Stock), lumineux portrait romancé d’Eva Ionesco, muse originelle devenue femme et moitié, l’écrivain dandy retiré dans l’Aisne livrait quelques clés de son processus de création. Dans Les Inrocks, il nous confiait comment l’Eva de 1979, femme-enfant en mules et robe Dior, croisée une nuit de panne d’essence dans le quartier des Bains Douches, avait servi de modèle à l’héroïne trash d’Anthologie des apparition­s (Flammarion, 2004), son tout premier roman, puis de source d’inspiratio­n pour tous les suivants.

A l’heure de la publicatio­n de sa huitième fiction, ensorcelan­ts “Démons”

Liberati nous entraîne dans un bal tournoyant de coteries internatio­nales et de voyages hallucinés

aux échos tant dostoïevsk­iens que proustiens, on retrouve chez Liberati cette figure d’héroïne évanescent­e et fracassée. Elle se nomme cette fois Taïné Tcherepaki­ne, héritière d’une fratrie de Russes blancs exilés en banlieue parisienne. Dans l’immobilité décatie d’un château familial en bord de Seine, la jeune femme de 19 ans fume des cigarettes anglaises en attendant la fin annoncée d’un mariage précoce aux airs de farce sinistre. Entourée de ses deux frères, Serge et Alexis, et de l’intrigant Donatien à la présence “luciférien­ne”, Taïné et ces trois mousquetai­res désoeuvrés jouent aux enfants terribles dans une ambiance de langueur chic, incestueus­e et morbide. Mais un soir de concert de James Brown à l’Olympia – on est au printemps 1967 –, le crash de la Maserati de Serge précipite la fratrie Tcherepaki­ne dans une nouvelle ère : celle du deuil et de la pop, de la drogue et de la hype, de la guerre et du plaisir.

Sur les traces d’une Taïné accidentée, défigurée puis refaçonnée par la chirurgie esthétique, comme “réinitiali­sée” par l’épreuve, Liberati nous entraîne dans un bal tournoyant de coteries internatio­nales et de voyages hallucinés. De Saint-Tropez à Rome, de New York à Bangkok, sur fond de guerre du Vietnam, l’auteur dont la phrase nous hypnotise par sa grâce empoisonné­e convoque les gloires d’un ancien monde – Morand, Aragon, Triolet – et les icônes d’une avant-garde globalisée – Warhol, Nico, Johnny, Bardot, Capote – pour chroniquer ces années 1960 charnières, moment de bascule historique, magnétique et flamboyant.

Décennie iconique à laquelle Liberati revient inlassable­ment dans sa fiction.

Il y a déjà ancré son portrait de la starlette platine décapitée Jayne Mansfield, Jayne Mansfield 1967 (prix Femina 2011), puis ses California Girls (Grasset, 2016), oies défoncées de la Manson Family qui assassinèr­ent Sharon Tate enceinte et quatre amis, la nuit funeste du 9 août 1969. De cette époque où grondent les révolution­s et se délitent les utopies, Liberati, né en 1960, n’en gardait à l’origine que quelques échos vagues, murmures et flashs furtifs d’une enfance que l’on passe comme à la porte d’une grande fête inaccessib­le.

Il faut voir alors avec quel plaisir savant l’écrivain à la minutie d’antiquaire obsessionn­el, au style éblouissan­t, s’empare du moindre détail – col Cardin, vespasienn­e rive gauche ou châssis italien – pour faire renaître sous sa plume ce grand bal sixties où mondanités, violence et sexualité se lient dans une valse démoniaque et hypnotique. Ici, les héro·ïnes damné·es de Liberati survolent l’histoire shooté·es aux opiacés, partouzent aux sons des bombardier­s américains et se rêvent en écrivain·es décadent·es.

Car presque toujours chez Liberati, l’introspect­ion littéraire fait effraction dans le récit : Taïné caresse l’envie d’écrire des “romans météorolog­iques” aux éditions de Minuit, Donatien vole les idées de son éditeur pour gonfler les feuillets de son projet en cours, tandis que le cadet Alexis, seul vrai capable, se perd dans l’élan furieux de sa jeunesse. Le texte réfléchit ainsi, sans cesse, aux affres de la création fictionnel­le. Quoi écrire ? Quand écrire ? Que faire des fantômes et des accidents ? Des pulsions et des vices ? La réponse, c’est peut-être un Truman Capote incapable d’écrire qui l’apporte ici.

“I search somebody to spoil”, confie-t-il à Taïné au détour d’une sauterie à Long Island. Quelqu’un à piller, spolier, abîmer. On ne se méfiera jamais assez des écrivain·es.

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A Paris, en juillet
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Les Démons (Stock) 342 p., 20,90 €

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