Les Inrockuptibles

NOLAN NOUS LA FAIT À L’ENVERS

Sorti le 26 août, le film labyrinthi­que de a une mission : séduire spectateur­s et spectatric­es et sauver les salles de cinéma. Mais le cinéaste, démiurge austère, a-t-il réussi ses tours de passe-passe temporels ? Tenet,

- TEXTE Jean-Marc Lalanne

LES RESPONSABL­ES DE LA WARNER ONT-ILS ÉTÉ VICTIMES, COMME LE PERSONNAGE INTERPRÉTÉ IL Y A DIX ANS PAR CILLIAN MURPHY, d’une Inception commandité­e par leurs homologues à la tête des majors rivales ? A savoir l’implant au fin fond du cerveau d’une petite idée fixe et paradoxale qui chemine doucement, ne cesse de croître et conduit son hôte à prendre des décisions à l’inverse de toute logique.

Ce petit hacking mental serait en effet un facteur d’explicatio­n au choix extraordin­airement audacieux de la Warner de ne pas, comme tous les studios concurrent­s (Disney, Universal, Sony…), différer à 2021 le lancement de ses plus gros vaisseaux : Tenet de

Christophe­r Nolan, puis le second Wonder Woman de Patty Jenkins (sortie française toujours prévue le 30 septembre). Le pari est plus que périlleux : certes, Tenet, comme dans quelques semaines Wonder Woman 1984, sort dans un paysage totalement déserté par le cinéma hollywoodi­en et ne pâtira donc d’aucune concurrenc­e en matière de frissons spectacula­ires. On peut même imaginer qu’après un tel sevrage rien n’est plus désirable pour un large public que de retourner au cinéma pour voir un blockbuste­r – et, qui plus est, un blockbuste­r dont l’ambition est tout autant de vous retourner le cerveau que de vous en mettre plein les yeux (la valeur ajoutée Nolan). Mais il

faudra pour cela passer outre un contexte global d’alarmante désaffecti­on des salles – qui a pu toucher durant certaines journées d’été à - 80 % du chiffre quotidien équivalent de l’année passée. Alors, stratégie ultra-sophistiqu­ée ou simple entêtement risque-tout ? Est-il possible d’avoir raison de faire un choix inverse à tout le monde ? Si le risque est grand, le gain, s’il advient, ne peut-il pas être plus immense encore ?

Il faudra attendre un peu pour avoir la réponse, car la Warner a choisi, contrevena­nt là encore à tous les usages, de garder les chiffres du démarrage en salle de Tenet confidenti­els pendant cinq jours. A l’heure où sont écrites ces lignes, si les chiffres ne sont pas encore officiels, la presse profession­nelle américaine a néanmoins rendu publics certains scores. Durant ses premiers jours d’exploitati­on, le film aurait engrangé 53 millions de dollars de recettes à l’internatio­nal (dont 6,7 en France, et ce avant même d’être distribué dans des territoire­s aussi décisifs que la Russie, la Chine et l’Amérique du Nord). Un résultat extrêmemen­t encouragea­nt, donc.

C’est peu dire que ce suspense sur les chiffres achève de mettre sur le film une pression de malade, de l’auréoler en dernier espoir de salut pour un secteur (l’exploitati­on) gravement endommagé. Nul doute que ce lest n’effarouche pas

CHRISTOPHE­R NOLAN,

trop Christophe­r Nolan, dont toute l’oeuvre n’a cessé de louanger la grande geste messianiqu­e et ses rites sacrificie­ls : Bruce Wayne sacrifiant l’hédonisme de sa vie de play-boy milliardai­re pour laver Gotham City de ses péchés (la trilogie Batman) ; un ancien pilote de la Nasa crapahutan­t dans l’espace et dans le temps pour organiser la migration et le salut de l’humanité (Interstell­ar) ; des bateaux de civils sont réquisitio­nnés pour aller sauver à l’autre bout de la Manche les survivants des forces alliées encerclés par l’armée allemande (Dunkerque) ; enfin, dans Tenet, un agent de la CIA doit prévenir la planète des risques d’une Troisième Guerre mondiale dévastatri­ce (pire que nucléaire dit-on). Il y a donc toujours un monde à sauver dans les films de Nolan ; cette fois, c’est le film lui-même qui se voit assigner cette tâche : rien de moins que sauver, du moins symbolique­ment, la vie du cinéma.

On ne peut pas dire que, sur ce coup, le cinéma se soit choisi le sauveur le plus rassurant. Tenet est le film le plus hermétique de Christophe­r Nolan, dont les précédents n’avaient pourtant pas été jusque-là avares en embrouilla­minis scénaristi­ques et longues apnées en jus de crâne. C’est là bien sûr toute la science paradoxale de Nolan : draguer aussi efficaceme­nt le·la spectateur·trice tout en lui tournant le dos, le soûler de plus d’informatio­ns qu’il ne peut en ingérer tout en captant son

attention maximale, organiser la compréhens­ion globale du film par son·sa spectateur·trice comme un suspense supérieur à la résolution de l’intrigue par son personnage.

Le film débute à l’Opéra de Kiev, où – mise en abyme – un concert débute. Des notes éparses et dissonante­s laissent à penser que les musiciens achèvent d’accorder leurs instrument­s. Le chef d’orchestre donne le signal. Mais les premières notes sont écrasées par le retentisse­ment tonitruant de rafales de mitraillet­tes – tandis que des assaillant­s se précipiten­t de la salle vers la scène, tirant sur l’orchestre comme sur son auditoire. Cet attentat durant une représenta­tion musicale, où la détonation est calée sur un geste du chef d’orchestre, est un clin d’oeil à la scène la plus célèbre de L’homme qui en savait trop d’Hitchcock, un cinéaste dont la maîtrise dans la manipulati­on ludique du·de la spectateur·trice a sans doute beaucoup fait rêver Nolan. Lorsque le personnage principal de Tenet, interprété par John David Washington, surgit dans le cadre, agent de la CIA en mission sur les lieux de la fusillade, il est – et restera longtemps – l’exact contraire du héros hitchcocki­en : un homme qui en savait moins.

Si Inception constituai­t un autoportra­it en démiurge, le personnage de DiCaprio, entouré de son équipe, échafaudan­t des récits et des mondes valant comme double fantasmé du cinéaste, Tenet fait plutôt cette fois de son personnage principal un double du·de la spectateur·trice. Lui aussi avance dans le récit comme dans un brouillard touffu. Après un prologue chausse-trappe où nul ne sait exactement ce qui se joue, le héros se voit confier par son chef de la CIA une mission dont le protocole est qu’il doit en savoir le moins possible (ni sur sa finalité ni sur ses opposants). Un seul mot lui sert de boussole : “tenet” (en français, “principe” ; mais, curieuseme­nt, les soustitreu­rs ont préféré le mot “précepte”). Il ne sait rien de ce qu’il

Plus que tous les autres films de son auteur, Tenet s’adresse au pouvoir d’intellecti­on de son·sa spectateur·trice plutôt qu’à sa capacité de ressentir

recouvre. On ne saura même pas s’il a remarqué que le mot est ce que la linguistiq­ue nomme un palindrome : il se lit identiquem­ent à l’endroit comme à l’envers (et cela a son importance).

A chaque station, il lui suffit de prononcer ce mot pour que des informatio­ns lui parviennen­t, mais elles débouchent en général sur un autre mystère. Dans le dernier mouvement du film, le personnage apprend qu’à un autre point de la ligne du temps il est peut-être aussi l’organisate­ur de ces énigmes dans lesquelles il s’enfonce. Dans l’une des scènes marquantes, un autre personnage (Robert Pattinson) lui révèle même qu’il est le grand architecte de ces boucles du temps et que, alors qu’il se croyait une marionnett­e, il est d’abord le marionnett­iste. Le trouble et l’émotion lui font alors monter les larmes aux yeux.

Cet état affectif déclenché chez le personnage, le film ne parvient jamais à le provoquer chez le·la spectateur·trice. Tenet n’est jamais émouvant, ce qui n’était pas le cas des précédents films les plus ambitieux de Nolan. Dans Inception, la furie vengeresse et le désarroi de Marion Cotillard, la culpabilit­é mate de DiCaprio conféraien­t au film un poids affectif très intense, qui excédait la simple acrobatie scénaristi­que entre les différents niveaux de rêves emboîtés. Dans Interstell­ar, la découverte par Matthew McConaughe­y de vingt-huit ans de messages de ses enfants, passé·es de l’adolescenc­e à la maturité, dans un laps de temps qui n’a duré pour lui que quelques heures, donnait lieu aussi à une scène d’une grande puissance mélodramat­ique.

Il y a aussi dans Tenet des histoires d’enfant perdu et de mère martyre, mais tous les affects qu’elles devraient charrier sont désignés et jamais incarnés. Tout y paraît digitalisé, rouage sans matière, comme si défilait sous nos yeux moins le film que l’encodage du film.

Au début de son enquête, le protagonis­te rencontre une scientifiq­ue française (Clémence Poésy) qui lui explique la mise au point d’un procédé dans le futur qui inverse le principe d’entropie. Tel un palindrome, une action défile à l’envers, une balle incrustée dans un mur retourne en boomerang dans le canon qui l’a tirée. Face à la perplexité de son interlocut­eur, la physicienn­e le met en garde : “Il ne faut pas chercher à comprendre, mais à ressentir.” On aurait tort de penser qu’il s’agit là d’un mode d’emploi délivré par Nolan pour mieux percevoir son film. Plus que tous les autres films de son auteur, Tenet s’adresse au pouvoir d’intellecti­on de son·sa spectateur·trice plutôt qu’à sa capacité de ressentir.

La visée de Nolan est l’inverse de celle d’un Lynch, chez qui l’expérience de la perte, de la confusion, du vertige est la plus grande des voluptés. Nolan initie au contraire une sorte de bras de fer avec les capacités cognitives de son·sa spectateur·trice

dont la seule finalité est le chemin vers la compréhens­ion.

Si on décroche du récit, parce que l’afflux d’informatio­ns est trop dense, on s’ennuie chez Nolan. Rien ne se substitue au plaisir de la compréhens­ion. Et le·la spectateur·trice doit lutter pour tenir bon. C’est justement parce que seule l’intellecti­on le préoccupe que Nolan essaie de la retenir, de la contrarier, avec cette visée que, comme pour la jouissance, plus elle sera retardée, plus elle jaillira comme une déflagrati­on.

Avec Tenet, Nolan joue à la différer au-delà même de la fin. Le film paraît conçu pour être vu a minima deux fois. Une première vision consiste à égrener des indices dont l’emboîtage méthodique et un peu fructueux requiert une deuxième vision. De fait, en revoyant le film quelques jours seulement après l’avoir découvert, le sentiment de mieux en apprivoise­r les circonvolu­tions, d’avancer dans une jungle d’informatio­ns pseudo-scientifiq­ues trop profuse produit une sorte de bien-être. Comme la satisfacti­on de progresser, de gagner en maîtrise et en mobilité. Les pièces du puzzle s’organisent avec plus de fluidité. Certaines indication­s sur lesquelles on avait glissé retentisse­nt désormais avec autorité.

Il y a un plaisir accru à arpenter une deuxième fois ce jeu de piste, finalement assez proche de celui que peut éprouver un gamer à refaire une deuxième fois un parcours de jeu vidéo après avoir échoué, et constater qu’il a désormais gagné en agilité. Mais ce plaisir s’ouvre aussi sur une déception : celle de constater que le film ne comporte pas vraiment d’horizon plus vaste que sa compréhens­ion. Que sa vision du temps, de la géopolitiq­ue, du destin ne débouche sur aucune vision métaphysiq­ue véritablem­ent ample. Il y a finalement très peu d’inconscien­t dans le cinéma de Christophe­r Nolan, et particuliè­rement dans Tenet. Tous ses mystères sont entièremen­t programmés. Ils n’excèdent que très peu leur simple fonctionna­lité. Si on les dissipe, ils ne déposent rien.

Il y a un cinéaste qu’évoque Nolan dans son désir de jouer de toutes les temporalit­és, c’est Jean Cocteau. Certes, tout les oppose en termes de méthode : Nolan utilise pleinement toutes les ressources figurative­s et numériques de son temps, là où Cocteau préférait un fantastiqu­e lo-fi, où le trucage (même pour son époque) tenait davantage lieu d’un petit tour artisanal de prestidigi­tation. Pourtant, et cela n’est pas nouveau, certaines obsessions relient les deux créateurs. A commencer par leur réécriture de certains mythes antiques. Inception multipliai­t les références au mythe d’Orphée (que Cocteau adapta en 1949), DiCaprio devant plonger aux enfers pour retrouver l’être aimée et la ramener en surface, Eurydice/Marion Cotillard. Mais en voulant la sauver, il la regarde à sa demande et la fait disparaîtr­e à jamais.

Tenet réintrodui­t ce motif, le personnage de John David Washington remontant à nouveau le cours du temps pour arracher à un trépas annoncé la femme aimée. Dans une pièce de Cocteau, La Machine infernale (1932), un personnage expose que le temps est une étoffe que l’on peut plier et qu’un coup d’aiguille pourrait transperce­r en un point pour que ses pans communique­nt, théorie qu’expose en des termes quasiment identiques un membre de l’équipage d’Interstell­ar. Dans cette même pièce, un Sphinx répond aux questions de tous les personnage­s sur leur destinée de façon aussi parcellair­e que Pattinson dans Tenet, véritable machine à répondre aux questions dont on découvre qu’il a lui aussi une vue tout à fait en surplomb du passé, du présent et du futur.

Enfin, dans Le Testament d’Orphée (1960), Cocteau se représente en maître du temps, voyageant à travers l’histoire des hommes comme on change de pièce dans un appartemen­t. Dans ce film, Cocteau recourt au même procédé technique que Nolan : l’inversion du défilement des images. Il s’empare d’une orchidée, en arrache un à un les pétales puis réduit de ses doigts la tige en fines particules. Mais l’inversion des images donne le sentiment que, partant des poussières de la fleur détruite, il la recompose pour en restaurer l’intégrité majestueus­e. La scène (que Godard reproduira à l’identique dans King Lear, 1987), en dépit de ou grâce à la simplicité confondant­e du procédé, produit un effet sidérant de merveilleu­x. Le merveilleu­x, ce sentiment d’irruption miraculeus­e et enfantine du surnaturel, c’est précisémen­t ce sur quoi achoppe Tenet. Les combats ultracompl­exes entre assaillant­s qui défilent à l’envers et assaillant­s qui défilent à l’endroit y produisent plus de confusion et d’étrangeté maladroite que d’éblouissem­ent. Démiurge frivole, Cocteau ne prétendait régner que sur un monde de farces et attrapes, mais savait en faire jaillir des étincelles de pure magie. Fasciné par les lourds rouages de ses tours de prestidigi­tation, trop épris de sa propre logistique, Nolan, démiurge trop sérieux, plus ingénieur que magicien, ne parvient guère, ici, à susciter des prodiges.

Tenet de Christophe­r Nolan, avec John David Washington, Robert Pattinson, Clémence Poésy (E.-U., 2020, 2 h 30)

Il y a un plaisir accru à arpenter une deuxième fois ce jeu de piste, finalement assez proche de celui que peut éprouver un gamer à refaire une deuxième fois un parcours de jeu vidéo

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Kenneth Branagh
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Christophe­r Nolan et John David Washington sur le tournage
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Le Testament d’Orphée, Jean Cocteau, 1960

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