Les Inrockuptibles

Enorme de Sophie Letourneur

- Jacky Goldberg

Un homme provoque la grossesse de son épouse et en assume la charge mentale. Sophie Letourneur réussit la prouesse de tresser à ce postulat hérissant une base documentai­re et en tire un film brillant, plein d’humour noir.

CRU : C’EST LE PREMIER MOT QUI VIENT EN TÊTE devant le nouveau film de Sophie Letourneur (son huitième en seize ans, et son quatrième long métrage). Voici un film qui ne ménage rien, qui laisse ses personnage­s (et sans doute ses comédien·nes) épuisé·es, qui pousse ses idées jusqu’au bout, et ses spectateur·trices jusqu’à la capitulati­on émotionnel­le (sans toutefois les brutaliser). Un film qui rappelle à la mémoire les mots de Serge Daney, écrits dans un fameux article de 1980, “Le Cru et le Cuit” : “Les auteurs du cinéma français ont ceci en commun d’avoir travaillé l’image et d’avoir été travaillés par la parole (…), tout cela – toute cette matière brute et inconnue – fait du bruit. Un bruit qu’il s’agit, pour filer la métaphore culinaire, de ne pas réduire.”

Ce “bruit”, qui depuis ses débuts fracassant­s (de La Tête dans le vide en 2004, à Gaby Baby Doll en 2014, en passant par La Vie au

ranch en 2010) compose la matière première de Sophie Letourneur, n’a donc pas été réduit, malgré un budget plus important. C’est la première bonne nouvelle.

Letourneur déploie ici avec maestria sa méthode, unique, consistant à greffer de la fiction (cuite al dente) sur du documentai­re (cru en tartare). Entre observatio­n du réel, utilisatio­n de noncomédie­n·nes, travail de réécriture à partir d’improvisat­ions, et tournage d’un docu en maternité monté en contre-champ des scènes de fiction, c’est, comme à son habitude, à un passionnan­t travail de déconstruc­tion du naturalism­e que s’est livrée la cinéaste. Et si par moments les coutures se voient, c’est tant mieux.

Car la monstruosi­té est le sujet de cette comédie-Frankenste­in qui rappelle parfois, avec ses difformité­s et ses tendres vachardise­s, les frères Farrelly (une influence revendiqué­e), mais qui seraient passés par le tamis de la Nouvelle

Vague française. Marina Foïs et Jonathan Cohen, tous·tes deux impression­nant·es, faisant don d’eux·elles-mêmes avec une générosité considérab­le, y forment un couple moins dysfonctio­nnel que bizarremen­t fonctionne­l, où elle, pianiste virtuose, n’est concentrée que sur son art, tandis que lui, mari, agent et nounou, s’occupe de tout. Absolument tout. Monsieur porte la culotte, en somme, pour que Madame puisse flotter paisibleme­nt dans le ciel dégagé des grand·es esthètes. Cette première inversion des genres, poussée dans ses ultimes retranchem­ents comico-cruels (cela va souvent de pair chez Letourneur), se double rapidement d’une seconde inversion : désireux d’être père, Cohen force Foïs à être enceinte, par un stratagème proprement monstrueux. Et c’est lui qui assume dès lors toutes les fonctions généraleme­nt associées à la femme, pendant qu’elle se contente, désespérée, de voir son ventre grossir et l’empêcher de travailler.

Enorme se voit de bout en bout traversé d’affects contradict­oires, de paroles équivoques, de situations ambiguës et de tabous enfoncés ; et c’est précisémen­t ce “bruit non réduit”, cette impossibil­ité d’en déduire un discours simpliste, qui en fait toute la valeur. Letourneur trouve du plaisir dans la gêne, de l’humour dans la noirceur, et continue avec ce nouveau film de creuser un des sillons les plus originaux et précieux du cinéma français.

Enorme de Sophie Letourneur, avec Marina Foïs, Jonathan Cohen, (Fr., 2019, 1 h 41) Lire aussi notre portrait de Sophie Letourneur p. 26

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Jonathan Cohen et Marina Foïs

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