Les Inrockuptibles

Antigone de Sophie Deraspe

- Alexandre Büyükodaba­s

Une adaptation contempora­ine de la tragédie grecque, qui réinvente son héroïne à l’aune des violences policières et avec l’intensité de sa jeune actrice.

“JE SUIS LÀ POUR VOUS DIRE NON ET POUR MOURIR”, objectait Antigone à son oncle Créon dans la pièce de Jean Anouilh, relecture de la tragédie de Sophocle hantée par le spectre de la collaborat­ion avec l’Allemagne nazie. Marquée comme beaucoup de jeunes lectrices et lecteurs par la découverte de ce texte, la cinéaste Sophie Deraspe entreprend d’en réactualis­er les motifs dans le Québec d’aujourd’hui, à l’aune des violences policières qui frappent majoritair­ement les population­s issues de l’immigratio­n.

Benjamine d’une famille ayant fui l’Algérie pour Montréal, Antigone est une adolescent­e discrète au parcours scolaire exemplaire. Lorsque son frère Polynice est incarcéré pour avoir tenté de s’opposer aux forces de l’ordre durant une altercatio­n ayant coûté la vie à leur aîné Etéocle, elle décide de l’aider à s’évader pour éviter son expulsion du pays. Il n’est plus question ici d’enterrer un mort, mais de prendre la place de celui qui pourrait vivre encore.

Ainsi Antigone, dans un exercice de transformi­sme troublant, se coupe les cheveux, tatoue ses bras et rembourre les épaules de son blouson pour prendre la place de Polynice en prison à la faveur d’un droit de visite. “Dire non”, c’est parasiter la machine judiciaire qui écrase les individus pour en faire une tribune, celle d’une voix du coeur opposée à la loi des hommes. “Mourir”, c’est s’enterrer soi-même pour devenir un symbole.

S’il procède à une série d’ajustement­s par rapport aux oeuvres originales, dont celui de scinder la figure d’autorité incarnée par Créon en plusieurs personnage­s soumis au pouvoir (policiers, avocat, psy), le film en préserve l’intégrité et l’alimente aux mêmes sources d’amour et de justice. Son idée la plus originale consiste à dissoudre le choeur antique dans le flux des réseaux sociaux, murmure composite de la cité qui tantôt malmène les faits en représenta­tions trompeuses, tantôt les sublime au service d’une cause lumineuse.

Bouleversa­nte d’intensité, la jeune Nahéma Ricci confère au personnage, fragile en apparence, une force intérieure à même de faire vaciller l’ordre établi et de préserver un récit parfois soumis à des effets de dramatisat­ion un peu épais. En tressant sa prise de position politique aux vibrations intimes du vécu adolescent, Antigone exprime sa foi en l’énergie contestata­ire de la jeunesse, et réactualis­e avec sensibilit­é un mythe à portée universell­e.

Antigone de Sophie Deraspe, avec Nahéma Ricci, Rachida Oussaada, Nour Belkhiria (Can., 2019, 1 h 49)

L’idée la plus originale consiste à dissoudre le choeur antique dans le flux des réseaux sociaux

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Nahéma Ricci

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