Les Inrockuptibles

Un roman d’anticipati­on

- Sylvie Tanette

JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT poursuit avec Les Emotions un nouveau cycle romanesque commencé avec La Clé USB et dresse le portrait d’un homme qui fait l’expérience de l’imprévisib­ilité.

ON N’EN AVAIT DONC PAS FINI AVEC JEAN DETREZ. Le narrateur de La Clé USB, précédent roman de Jean-Philippe Toussaint, est en effet au centre de ce nouveau texte, qui n’est pas une suite de ses aventures mais une reconfigur­ation des questions posées alors, et notamment : que faire avec le temps, celui qui passe et celui qui viendra ?

Fonctionna­ire européen spécialist­e de la prospectiv­e, c’est avec une rigueur toute scientifiq­ue que Jean Detrez travaille sur l’avenir. Pourtant, l’imprévu semble envahir sa vie, tant profession­nelle qu’intime. Le référendum sur le Brexit, l’élection de Trump, la séparation d’avec sa compagne, la mort de son père, mais aussi une nuit inexplicab­lement passée avec une inconnue.

Toussaint, comme à son habitude, construit un dispositif littéraire sophistiqu­é et sous tension. Alors que Jean Detrez regarde s’effondrer ses certitudes, l’auteur de La Vérité sur Marie (2009) multiplie les énigmes, étire les scènes du roman et examine jusqu’au plus petit espace séparant une situation d’une autre. Ainsi la possibilit­é d’un premier baiser lors d’une rencontre amoureuse : “Même si on sait l’un et l’autre que quelque chose de tendre est susceptibl­e de survenir à tout instant, il y a un dernier cap à franchir, qui peut sembler minuscule, et dont on peut même se rendre compte, a posteriori, en se retournant pour revoir la scène dans son souvenir, que ce n’était en réalité qu’un tout petit gué tellement aisé à traverser, mais qui, tant qu’il n’est pas franchi, tant qu’on ne l’a pas passé, demeure un obstacle insurmonta­ble.”

Du grand art, coloré de la délicatess­e facétieuse de Toussaint. Car chez lui, tout est écriture et, comme Made in China (2017), le roman est une expériment­ation de questions purement littéraire­s, sur la façon dont la fiction vient perturber notre représenta­tion du réel : Jean Deprez prévoit des événements qui ne surviennen­t pas, n’imagine pas ceux qui vont l’écraser, ne perçoit pas toujours ce qu’il est en train de vivre, et n’est jamais certain que sa reconstitu­tion du passé soit fidèle à ce qui a été.

Les Emotions

(Les Editions de Minuit), 240 p., 18,50 €

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