Vue par Isabelle Huppert
En 2012, nous organisions une rencontre entre Cindy Sherman et Isabelle Huppert, au cours de laquelle l’actrice évoquait notamment la place de la fiction dans le travail de la plasticienne.
Centerfolds/Horizontals (1981), où l’artiste se glisse dans la peau de modèles de revues de charme et introduit la couleur dans son corpus. Elles sont alanguies et rêveuses, mais quelque chose échappe encore, ses protagonistes apparaissant terrassées par une force sourde.
On le lui reprochera, et aux femmes passives des débuts succédera ensuite le basculement dans le monstrueux et le grotesque. Ainsi, les Fairy Tales (1985) introduiront l’emploi de prothèses au sein d’un univers féerique franchement maléfique, tandis que les Sex Pictures (1992) et les Surrealist Pictures (19941996) accentueront encore les effets de trucage, plongeant dans l’obscène de corps démembrés et de visages masqués. Entre-temps, l’artiste aura eu besoin de marquer une halte, et les History Portraits/ Old Masters (1988/1990) la verront, et c’est un hapax, se référer au passé et à l’histoire de l’art en rejouant des portraits de la peinture figurative classique.
Elle replongera de plus belle dans le grotesque avec les cauchemardesques Clowns (2003-2004), sommet fiévreux et grimaçant où l’humain disparaît sous des couches de maquillage dégoulinant et de costumes en polyester.
La rétrospective au Jeu de Paume s’achevait sur cette série, marquant l’introduction de la technologie numérique dans son corpus, dont la Fondation Louis Vuitton présente les développements ultérieurs, pour la plupart inédits, dont les Men (2019-2020), sa première série d’hommes, et les Tapisseries (2019-2020), réalisées à partir des selfies postés sur son compte Instagram. “Cindy Sherman, c’est Lady Gaga avant Lady Gaga, poursuit Isabelle Alfonsi. Elle a compris beaucoup de choses des individus de la postmodernité, où la question de l’unicité n’a plus de sens ni d’intérêt.” Au fil de cette incessante multiplication, seuls demeureraient inchangés, ainsi que l’énonce le commissaire Ludovic Delalande, “les yeux bleus de Cindy Sherman”, titre de l’essai qu’il rédige pour le catalogue – encore que, sur Instagram, ses selfies vont même désormais jusqu’à faire disparaître l’iconique couleur de ses yeux.
Une fois posé ceci, et constaté l’expansion constante de la galaxie des “Cindys”, quel statut, quel sens leur assigner plus précisément ? L’un des traits récurrents de ses avatars réside dans le fait qu’ils opèrent au niveau des clichés, stéréotypes et autres figures emblématiques. Cindy Sherman rend visible, mais ne critique pas ; dévoile, sans cependant déconstruire. Si la pop culture est aujourd’hui aussi friande de son travail, c’est alors certainement parce qu’elle y a toujours puisé sa matière. L’artiste grossit le fonctionnement des mécanismes d’identification puisés dans les modèles à disposition fournis par les industries culturelles. Elle nous en exhibe l’impasse : que l’on choisisse d’opérer avec eux ou contre eux, on ne s’en détache jamais vraiment. L’invention de soi est une conquête, une victoire sur les réflexes spontanés.
Par conséquent, lui assigner une généalogie artistique proprement dite reste périlleux. L’histoire de l’art, elle l’élude en pourchassant une obsession obstinément personnelle, tout comme elle lui échappe en épousant méticuleusement les inflexions de l’air du temps. L’une de ses dernières séries en témoigne : les Men.
Bien que l’on trouvât déjà des personnages asexués dans son corpus ( Untitled #112, 1982 ; Untitled #224, 1990) et qu’elle confiât en 2012 à John Waters, dans le catalogue de sa rétrospective au MoMA à New York, son désir de réaliser une série entière d’hommes, celle-ci est la première. Entre-temps, la mode est passée par là, popularisant les collections androgynes puis unisexe, et Cindy Sherman s’en fait ici aussi le sismographe : à l’origine de la série, il y a une commande, passée par la créatrice de mode Stella McCartney au lancement de sa nouvelle ligne pour hommes.
Paradoxalement, c’est peut-être au sein de cette série que l’artiste nous paraît la plus naturelle, à tel point que l’on s’imaginerait pouvoir enfin la croiser ainsi dans la rue. Le maquillage est à peine exagéré, tout au plus a-t-elle a eu la main lourde sur le contouring. Les vêtements restent eux aussi très ordinaires.
On voit ses yeux, les traits de son visage. Signe que le féminin est bien ce carcan, insurpassable, et qu’il ne pourrait être brisé qu’en basculant vers l’autre sexe ? Mais au moment de devenir homme, Cindy Sherman a déjà basculé dans le numérique. Pour preuve, ce qui apparaît
Cindy Sherman, Untitled #607, extrait de la série Tapisseries, 2020