Vue par Tilda Swinton
Lorsque nous rencontrions Tilda Swinton à New York en 2019, peu avant la sortie de The Dead Don’t Die de Jim Jarmusch, l’actrice, elle aussi adepte du transformisme, exprimait sa fascination pour Cindy Sherman.
surtout modifié, manipulé dans les Men, ce sont les fonds, ces paysages qui se dédoublent comme tout droit sortis de l’intelligence artificielle de DeepDream. Les personnages, eux, se passent de prothèses et de masques, car l’opération de transformation s’est dématérialisée : aujourd’hui, les technologies numériques permettent à elles seules de modifier un portrait au point de rendre le modèle méconnaissable.
“Cindy Sherman a toujours été attentive aux idéologies et aux fantasmes que véhiculent les techniques et les interfaces qui prennent en charge notre inscription dans le monde”, souligne la philosophe et critique d’art Marion Zilio qui, dans son dernier essai Faceworld, le visage au XXIe siècle (PUF, 2018), déployait l’histoire de l’invention du visage comme “objet technique”. Revenant sur le premier selfie #notyourusualselfie réalisé avec l’application Facetune en mai 2017, elle explique : “Le mode d’existence de nos visages aujourd’hui – du selfie connecté à sa traduction algorithmique – se caractérise, entre autres, par une diffusion et une exploitation massives des data sur les réseaux ou les plateformes du web (les fameuses Gafam). Les visages ne nous appartiennent plus, ils sont la propriété d’entreprises cotées en bourse et d’un capitalisme de surveillance.” Le “je”, lorsqu’il apparaît à l’image dans ce contexte, n’est déjà plus un visage : il est une image qui communique avec d’autres images.
Cindy Sherman, quand bien même elle se grime en homme, n’est pas transgenre : les enjeux d’une lutte réelle, faite d’oppressions quotidiennes subies et vécues, ne sont pas les siens. Ce n’est du moins pas le sujet de la Cindy Sherman artiste, la seule à laquelle nous ayons accès. Il faudrait alors plutôt se pencher sur les enjeux de l’image contemporaine numérique pour l’identité, cette image numérique traduite en pixels, hashtags, métadonnées, géolocalisation. Et pourtant, ces nouvelles ressources de l’image interactive, Cindy Sherman ne les intègre pas, pas encore, à son travail d’artiste, et souligne que les images qu’elle produit et diffuse sur Instagram ne sont pas des oeuvres mais des brouillons. A la Fondation Louis Vuitton, celles-ci trouvent néanmoins leur place sur les cimaises (voir ci-dessus l’oeuvre extraite de la série Tapisseries). Seulement, les selfies ont été transposés au textile et s’exposent sous la forme de
L’artiste grossit le fonctionnement des mécanismes d’identification puisés dans les modèles à disposition fournis par les industries culturelles
tapisseries Le virtuel redevient matériel. Le flux se fige. L’interactivité bégaye.
Est-ce à dire que, au moment où l’infrastructure technologique permet à chacun·e de devenir soi-même sa propre Cindy Sherman, l’originale hésite, reste sur le pas de la porte ? Parce qu’elle s’est toujours refusée à commenter son travail, à le doter d’une interprétation explicite, celui-ci reste ouvert et alimente d’autant plus ces questionnements. En creux, il devient alors également possible d’y lire autre chose. Aujourd’hui, les stéréotypes sociaux réducteurs, sexistes et racistes n’opèrent plus seulement au niveau de l’image. De plus en plus, ils basculent dans l’invisible et se nichent au niveau de la quantification de soi et de ces “algorithmes de l’oppression” qu’évoque la chercheuse Safiya Umoja Noble dans le livre de référence sur le sujet qu’elle publie en 2018 (New York University Press).
D’une certaine manière, les évolutions récentes du travail de l’artiste en témoignent. Elles indiquent que le système élaboré dans les années 1970 a été rattrapé par les changements de l’infrastructure technologique. Que l’invisible travaille désormais les identités bien plus profondément que le simple apparaître des corps. Que les modifications réelles, prothèses et maquillage, n’y feront rien, ou si peu. Que l’on a beau prendre conscience des images de l’inconscient collectif, d’autres forces plus redoutables encore s’y superposent désormais. Doté·es de nos yeux et corps du
XXIe siècle et en pleine conscience de ces enjeux, il n’a peut-être jamais été aussi fécond de se replonger dans son oeuvre.
Cindy Sherman du 23 septembre au
3 janvier 2021, Fondation Louis Vuitton, Paris