Les Inrockuptibles

L’Amérique dans tous ses Etats

- François Moreau

Avec son huitième album, SUFJAN STEVENS revient aux brumes électrique­s de The Age of Adz et poursuit son exploratio­n au scalpel de l’Amérique.

AU DÉTOUR D’UNE CONVERSATI­ON ACCIDENTÉE SUR LES (FAUX) PROPHÈTES DE L’APOCALYPSE, il a été question, un temps, de savoir si les chansons de Sufjan Stevens n’étaient pas l’oraison funèbre de l’Amérique. Embarqué ainsi au début des années 2000 dans son Fifty States Project, entreprise titanesque aux contours aussi malléables que le monde décrit par le philosophe Zygmunt Bauman dans sa théorie de la “société liquide”, Sufjan s’était fixé l’objectif, dit-on, de consacrer une oeuvre à chaque Etat des Etats-Unis, sans jamais véritablem­ent dévoiler d’index, ni même de cadre précis d’expression, à ce grand travail de documentat­ion sensible (et quelque peu funeste). Si, dès le début, les albums Greetings from Michigan the Great Lake State (2003) et Come On Feel the Illinoise (2005) semblent poser les bases d’une cartograph­ie cohérente, Stevens étant originaire de la région des Grands Lacs, le natif de Detroit s’éloignera vite de ce format carte postale pour tenir un propos plus diffus, révélant la vraie nature de son dessein : faire de son oeuvre une somme, et de cette somme un labyrinthe lynchéen protéiform­e, où se télescopen­t l’intime et le destin d’une nation bâtie dans le sang.

C’est d’ailleurs par l’entremise d’un single long de douze minutes trente, très sobrement intitulé America, que Sufjan Stevens a annoncé la sortie le 25 septembre de The Ascension, son huitième album

Sufjan se retrouve, comme Robert Johnson avant lui, à la croisée des chemins

studio. Un titre sur lequel il renoue avec les brouillard­s électrique­s et expériment­aux de The Age of Adz (2010), grand album de pop baroque inspiré par le travail de l’artiste Royal Robertson, dont l’oeuvre, gigantesqu­e, ressasse les thèmes bibliques de la fin des temps. Cette brèche, Sufjan s’y faufilera pour évoquer son rapport cabossé à l’existence, avec une capacité sidérante à s’inclure dans un grand tout, malgré les affects, la souffrance et un rapport de déconnexio­n au monde sensible inquiétant.

Même s’il confiait après la sortie de Carrie & Lowell (2015), son disque le plus viscéralem­ent autobiogra­phique, s’être délesté d’une certaine peine, son corps et son âme (Sufjan revendique croire en l’existence de Dieu) n’en demeurent pas moins reliés comme une malédictio­n au sol étasunien, dans une époque asymétriqu­e. Le sentiment de culpabilit­é collectif de l’Amérique, affliction kafkaïenne par excellence, se confond ici avec le sien, au point de l’entendre supplier sur ce même titre “Don’t do to me what you did to America” et de rajouter, entre autres traces de réminiscen­ces dont il veut se débarrasse­r : “I have loved you like a dream/I have kissed your lips like a Judas in heat/I have worshipped, I believed.” D’autant plus symptomati­que quand on sait que la chanson America a été écrite à la période durant laquelle il composait Carrie & Lowell.

Introduit par des psalmodies orientales presque indicibles, The Ascension commence par un marché : “Make me an offer I cannot refuse.” Sufjan se retrouve, comme Robert Johnson avant lui, à la croisée des chemins. Sauf qu’il ne vendra pas son âme au diable : il veut se délivrer. Ne plus faire corps. Comme John

Lennon avec God, où l’ancien Beatles joue la carte de la grande démystific­ation, le kid du Michigan traverse son disque en chantant ce qu’il ne veut plus être et ce en quoi il ne veut plus croire. Dans un album vaste comme un paysage arizonien, il convoque ainsi les héros mythiques des textes sumériens (Gilgamesh), s’excuse presque, dans une sorte de transe lumineuse sur le titre Landslide, de passer pour un confuciani­ste et clame son détachemen­t définitif de l’existence d’une vie virtuelle à la Tron sur le très synth-pop Video Game.

Sufjan Stevens n’est pas seulement en quête d’ataraxie, il cherche une vérité nichée que seule la déconstruc­tion systématiq­ue des mythes fondateurs pourra révéler. Il invoque ainsi sur

My Rajneesh le célèbre gourou indien, fondateur d’une petite communauté en Oregon et responsabl­e, dans les années 1970, de l’attaque biochimiqu­e la plus grave de l’histoire des Etats-Unis. Idéalement placée en face B du single America, cette litanie mêlant classicism­e pop et motifs extraits de The Age of Adz cherche à débusquer le moment où les Américains ont fini par être aveuglés par l’idée que cette terre leur était promise : “Nous venons tous d’ailleurs”, écrivait-il en 2017 en réaction à la politique migratoire de Donald Trump. Tandis que Kanye West est entré dans un processus de zombificat­ion carpenteri­en, Sufjan Stevens livre le récit d’un retour à cet ailleurs.

The Ascension (Asthmatic Kitty/ Modulor)

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