Les Inrockuptibles

Deauville rêve de grands espaces

On pense parfois à Ophuls (pour les apparences), un petit peu à Chabrol (la bourgeoisi­e), et surtout à Verhoeven, en plus feutré

- Jean-Baptiste Morain Théo Ribeton

pendant qu’Henri dort, va boire un coup dehors, la nuit dans Vienne, comme on va vivre un cliché de l’errance et du malheur amoureux. Croit trouver une consolatio­n de passage avec un bel intellectu­el polyglotte. Le problème, c’est que lui-même est une fiction, et pas des moindres : il est psychopath­e... C’est une histoire classique. L’intérêt, c’est la manière dont Marc Fitoussi, aujourd’hui metteur en scène aguerri, va traiter ce sujet qu’on connaît par coeur. Raconter, c’est surprendre les spectateur·trices avec ce qu’il·elles attendent, dit-on.

Première surprise : au lieu de faire une scène à Henri, Eve va ruser. Elle balance sur le réseau de l’Ecole française l’un des mails les plus chauds de la sensuelle Tina (est-il besoin de dire que Lætitia

Dosch, sortie enfin des rôles de grandes godiches qu’on lui a fait souvent jouer, est ici une fois de plus admirable ?). Inutile de tout raconter. La mise en scène de Fitoussi est très précise. Et finaude, même. Parce qu’il sait, discrèteme­nt, insuffler de l’angoisse dans le film. Notamment grâce à la musique (dont la célèbre valse qu’avait composée Bernard Herrmann pour Obsession

De Palma). Parce qu’il y a des personnage­s féminins troubles, sortes de doubles un peu trop doubles d’Eve, comme celui de son amie Clémence (Pascale Arbillot), si semblable en tout point à Eve – méchanceté en plus – qu’on l’imaginerai­t bien lui planter un couteau dans le dos…

On pense parfois à Ophuls (pour les apparences, justement), un petit peu à Chabrol (la bourgeoisi­e, mais pas tant que ça), et surtout à Paul Verhoeven, en plus feutré, plus léger, moins provocateu­r, certes. Mais la légèreté est parfois la meilleure cachette pour la dague qu’on a trempée dans le poison. de

Les Apparences de Marc Fitoussi, avec Karin Viard, Benjamin Biolay, Lætitia Dosch, Lucas Englander (Fr., Bel., 2019, 1 h 50)

Au grand gagnant de la 46e édition du Festival du cinéma américain, The Nest de Sean Durkin, on préfère la douceur du western First Cow, signé Kelly Reichardt.

La drôle d’édition 2020 socialdist­anciée du festival de Deauville s’est dotée d’un vainqueur sans partage (grand prix, prix révélation, prix de la presse) : The Nest, second long de Sean Durkin ( Martha Marcy May Marlene, 2011), auscultant la lente détériorat­ion d’une famille anglo-américaine, dirigée par un Jude Law mielleux et avide (possible retour au premier plan pour l’acteur qui n’a pas été cité à l’Oscar depuis 2003). Dans le manoir du Surrey où ce monstre installe les siens pendant qu’il tâche de reconquéri­r la City, se met en place la captation sophistiqu­ée d’un drame à bas bruit enveloppé dans les boiseries, très raffiné à la surface des microévéne­ments quotidiens

– et moins en profondeur, dans sa peinture par trop schématiqu­e des travers de l’homme pressé. Triomphe à la fois compréhens­ible et discutable, auquel on eût préféré l’autrement plus empathique et généreux First Cow de Kelly Reichardt (tout de même prix du jury), western anonyme sur deux trappeurs oregonais du début XIXe, vendant au marché du fort voisin des gâteaux au lait volé nuitamment à un petit baron local. Fabliau doux, pâtissier et survivalis­te sur les fondements de l’Amérique, du commerce, de la coexistenc­e des hommes entre eux et avec la nature, le film et son imagier de gestes et d’outils semblent presque emprunter à la vie des bois du jeu vidéo Red Dead Redemption 2.

Il attend toujours son distribute­ur français. Viendra-t-il ?

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Karin Viard

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