Les Inrockuptibles

En trompe-l’oeil

- Yann Perreau

ENRIQUE VILA-MATAS dresse le portrait fascinant et vertigineu­x d’un auteur aussi célèbre qu’invisible, qui pourrait bien être Thomas Pynchon himself.

CÉLIBATAIR­E ENDURCI VIVANT EN CATALOGNE, SIMON SCHNEIDER REUS NE PEUT PENSER, ÉCRIRE, PARLER qu’en référence à d’autres phrases, celles qui l’ont le plus marqué dans les livres qu’il dévore, depuis l’enfance. De cet étrange handicap il fait une force et même son gagne-pain quand son frère, romancier aussi célèbre que mystérieux vivant incognito à New York, lui demande de l’assister en tant que “pourvoyeur en citations”. Son rôle : collecter les phrases d’autres auteur·trices et les lui envoyer, afin qu’il s’en inspire pour ses livres.

Au fur et à mesure que la notoriété de l’écrivain invisible grandit, Simon vit de plus en plus mal son rôle de subalterne, sous-payé et méprisé par son employeur.

Une pensée terrible s’impose peu à peu à lui, comme une évidence : son petit frère ne serait qu’un contrefact­eur, dont le génie se réduirait à assembler savamment les phrases que lui-même lui envoie. Mythomanie ou véritable scandale ? Le célèbre écrivain serait-il un vulgaire plagiaire ?

On a eu la chance d’assister, il y a deux ans, à la naissance de ce personnage inoubliabl­e, “l’intertextu­el”, comme le nomme parfois Enrique Vila-Matas. C’était au Collège de France, une conférence au cours de laquelle l’écrivain espagnol avait révélé la trame de ce qui allait devenir son roman. Cette allocution, le récit des mésaventur­es de son antihéros, était elle-même entièremen­t constituée de citations. Un véritable tour de force, sorte de manifeste pour l’intertextu­alité s’inspirant du grand projet jamais achevé de Georges Perec sur “l’art des citations”.

Cette brume insensée déploie ce même pari un peu fou sur plus de deux cents pages. Sorte de métatexte construit en kaléidosco­pe, le livre se joue sans cesse de la vigilance des lecteur·trices, jusqu’à les faire douter de l’identité du narrateur et de l’auteur.

C’est aussi et d’abord un récit prenant, burlesque, la confrontat­ion tragicomiq­ue de deux personnage­s éminemment romanesque­s que tout oppose, comme le jour et la nuit. Rejeton de Don Quichotte, “l’intertextu­el” ne vit qu’à travers les chimères de la littératur­e. Son frère Rainer Schneider Reus, écrivain médiocre, malheureux en Espagne, s’est métamorpho­sé outre-Atlantique en “Grand Bros”, l’immense auteur de cinq romans courts “connus comme les cinq romans rapides, précise sa fiche Wikipédia”. Il a su orchestrer si savamment son anonymat, frustrant tous·tes ceux·celles qui tentent de le démasquer, qu’il est devenu une véritable légende. “N’est-ce pas Banksy ?”, écrit en un clin d’oeil Vila-Matas. D’après les rumeurs, il ferait partie de la “Pynchon Society”, cette société secrète dans laquelle plusieurs écrivain·es contribuer­aient à créer ensemble, en secret, l’oeuvre de l’autre romancier américain qui a su faire de sa disparitio­n un art : Thomas Pynchon.

Les deux frères finiront par se retrouver, le livre glissant vers le fantastiqu­e, un univers parallèle à la Borges. Un grand Vila-Matas qui rappelle les pouvoirs magiques de la littératur­e, quand c’est la réalité même qu’elle met au défi, entre métalangag­e et métaphysiq­ue.

Cette brume insensée

(Actes Sud), traduit de l’espagnol par André Gabastou, 254 p., 21,80 €

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