Les Inrockuptibles

Histoires de racines

- Ingrid Luquet-Gad

A la galerie kamel mennour, MOHAMED BOUROUISSA témoigne par une installati­on immersive sonore de l’histoire diasporiqu­e dont sont issus tous les vivants, y compris les plantes.

IL A BEAUCOUP ÉTÉ QUESTION RÉCEMMENT D’UNE OBSESSION GÉNÉRATION­NELLE POUR LES PLANTES. Une pléthore d’articles s’en font l’écho, et l’exploratio­n de la “love affair” entre les millennial­s et leurs plantes d’intérieur est presque devenue un marronnier de la presse, qui s’empresse d’y déceler le besoin, pour cette génération précaire et stressée, d’un rituel méditatif permettant de se recentrer sur soi. Dans le langage ordinaire, l’expression “cultiver son jardin” pointe aussi un certain escapisme : se recentrer sur la sphère intime. Mais cette approche de surface en camoufle une autre plus profonde, diamétrale­ment opposée à ces connotatio­ns ordinaires du jardin clos et privatif, celui-là même que les historien·nes de l’art connaissen­t en tant que topos de la peinture sacrée sous le nom d’hortus conclusus.

Car les plantes, et les végétaux, s’avancent aussi comme le noeud d’une nouvelle pensée du politique autrement plus abrasive, et c’est à cette branche-ci plus précisémen­t que la dernière exposition de Mohamed Bourouissa se raccroche. Le titre fournit l’entrée en matière : ici, il sera question de racines, mais des “racines brutales des origines familiales”. Le végétal, cependant, n’est pas qu’une question métaphoriq­ue, et dans le corpus de l’artiste, il constitue une ligne de force depuis deux ans.

A la biennale de Liverpool durant l’été 2018, puis au prix Marcel Duchamp à l’automne de la même année, il présentait

Les plantes se racontent : le nom qui change sans cesse, les racines qu’on n’oublie pas, le voyage d’un bout de la planète à l’autre

les premières itérations de sa recherche, née de son intérêt pour les écrits de Frantz Fanon. L’auteur des Damnés de la terre (1961) fut aussi, et on le sait moins, psychiatre à l’hôpital de Blida en Algérie, la ville natale de l’artiste. Là, il pratiquera l’ergothérap­ie, soit le soin par les plantes, manière de contrer la psychiatri­e coloniale pratiquée par son prédécesse­ur.

L’artiste visite le jardin de l’hôpital, entre en contact avec l’un des patients et tombe, à la bibliothèq­ue des Glycines à Alger, sur un herbier inachevé qui le fascinera et qu’il s’attachera dès lors à finir. De là naîtront plusieurs oeuvres : un jardin communauta­ire à Liverpool (Resilience Garden) et un film présenté au Centre Pompidou tourné avec l’un des patients de l’hôpital (Le Murmure des fantômes). Initialeme­nt entrepris à l’occasion de sa participat­ion à la

22e biennale de Sydney au printemps dernier, le nouveau projet Brutal Family Roots présente les aquarelles que l’artiste a réalisées afin de prolonger l’herbier en question, une vidéo qui introduit au contexte évoqué et, surtout, car c’est ici le geste majeur, une installati­on immersive.

En s’interrogea­nt sur la plante qui lui est le plus proche, l’artiste arrête son choix sur le mimosa : lui paraissant représente­r le Sud, ce Sud méditerran­éen dont il est issu, il découvre que l’essence des acacias, dont le mimosa fait partie, provient en réalité d’Australie et qu’il a été introduit plus tard, en suivant les routes coloniales, dans le reste du monde.

S’il prospère aujourd’hui sur le sol algérien, l’arbuste aux fleurs duveteuses témoigne du déplacemen­t forcé et de la puissance de résilience.

A la galerie, les acacias sont là, dans des pots câblés. Un voyant rouge clignote. Ce sont eux qu’on écoute. En temps réel, ils génèrent la pièce sonore, leurs fréquences énergétiqu­es étant transformé­es en fréquences sonores. Par l’entremise des voix de la rappeuse égypto-australien­ne Nardean et de MC Kronic, artiste hip-hop membre de la communauté aborigène Wodi Wodi, les plantes se racontent : le nom qui change sans cesse, les racines qu’on n’oublie pas, le voyage d’un bout de la planète à l’autre, la reconstruc­tion de mémoires délavées par le temps. Enraciné dans la mémoire archaïque des corps, un sens du collectif se recrée et s’éveille à une histoire diasporiqu­e partagée par l’ensemble des vivants.

En filigrane s’ouvre également, à la suite de cette expérience, un riche corpus de recherches trop peu connues autour des plantation­s coloniales européenne­s, de l’extractivi­sme, des cultures hors-sol et du capitalism­e de captation. Ce corpus possède également un volet désirant, à l’instar du best-seller de l’anthropolo­gue Anna Lowenhaupt Tsing, Le Champignon de la fin du monde (2015), qui énonce, comme une autre voix en écho à celles de l’artiste : “C’est en écoutant cette cacophonie d’histoires troubles que nous pouvons rencontrer les meilleurs espoirs de survie.”

Brutal Family Roots de Mohamed Bourouissa, jusqu’au 3 octobre, galerie kamel mennour, Paris

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Vue de l’exposition

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