Les Inrockuptibles

David Dufresne ausculte les violences policières dans son film

- TEXTE Mathieu Dejean & Fanny Marlier

Journalist­e, écrivain et réalisateu­r, DAVID DUFRESNE signe son premier long métrage de cinéma, Un pays qui se tient sage, l’événement politique de la rentrée. Une oeuvre collective, téléphone au poing, sur les violences policières dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, où les images deviennent “l’arme des désarmé·es”. Entretien.

FIN 2018, LE MOUVEMENT DES GILETS JAUNES SE DÉPLOIE SUR LES RONDS-POINTS ET MANIFESTE TOUS LES SAMEDIS, déclenchan­t une vague de répression brutale. David Dufresne s’assigne une mission : rendre visibles les violences policières, alerter sur les dérives illégales du maintien de l’ordre et empêcher le déni politique à ce sujet.

Il a d’abord recours au réseau social Twitter, sur lequel il ne cesse d’interpelle­r le ministère de l’Intérieur, vidéos à l’appui, avec “allo @Place_Beauvau”. Puis il publie un roman très inspiré de faits réels, qui donne sa vision personnell­e du mouvement : Dernière Sommation (Grasset, 2019) – livre traversé par une inquiétude aiguë sur l’avenir de la démocratie. L’enquêteur, longtemps reporter à Libération et cofondateu­r de Mediapart, revient en cette rentrée avec un film, Un pays qui se tient sage, soutenu par la Quinzaine des réalisateu­rs.

Sans voix off, des protagonis­tes du mouvement social, des intellectu­el·les (Ludivine Bantigny, Vanessa Codaccioni, Fabien Jobard, Sebastian Roché, Monique Chemillier-Gendreau ou encore Alain Damasio) et des policiers – en dépit du mutisme tenace de leur hiérarchie – dialoguent et commentent des vidéos tournées dans le feu de l’action par des manifestan­t·es avec leur téléphone portable ou par des journalist­es indépendan­t·es. Le réalisateu­r y adjoint quelques natures mortes tournées par lui-même, qui sont des retours sur les lieux : le Fouquet’s, saccagé par les Gilets jaunes le 16 mars 2019, ou le quai Wilson, à Nantes, où est mort Steve Maia Caniço après une interventi­on des forces de police le soir de la Fête de la musique, le 21 juin 2019.

Certaines de ces vidéos, projetées autour des intervenan­t·es, sont connues. D’autres sont inédites, ou passées inaperçues dans le flux des entorses à la loi et des mutilation­s physiques qui ont émaillé ces deux dernières années. Sur grand écran, dans une salle obscure, elles acquièrent une dimension nouvelle. Avant la sortie de son film le 30 septembre, David Dufresne se livre longuement sur les images et la lutte, avec dans le regard une étincelle inextingui­ble.

Dans Pierrot le fou (1965), en réponse à Ferdinand (Jean-Paul Belmondo) qui lui dit avoir “toujours voulu savoir exactement ce que c’est que le cinéma”, le réalisateu­r américain Samuel Fuller déclare :

“Un film est comme un champ de bataille.” Cette définition ne s’applique-t-elle pas particuliè­rement à Un pays qui se tient sage ?

David Dufresne — Ce film est en tout cas le lieu idéal pour livrer la bataille du récit. Je trouve qu’il y a une plus grande liberté de créer au cinéma qu’à la télévision, où quantité de gens essaient de t’amener à faire des compromis. Or, un film marquant, pour moi, c’est l’inverse : c’est un parti pris. Samuel Fuller était bien placé pour le savoir. Même si ça fait un peu “cinéma engagé des années 1960”, je dirais que le cinéma

“J’utilise des images de la rue qui, de mon point de vue, ont une valeur cinématogr­aphique plus riche que bien des images léchées, totalement attendues quand elles passent sur grand écran”

est plus une arme dans un champ de bataille qu’un champ de bataille en tant que tel. Cela dit, le CNC a refusé de nous aider, et quand Camélia Jordana dénonce les violences policières, elle s’en prend plein la gueule. A l’intérieur du cinéma d’auteur, il y a donc des bataillons, des familles. Et j’ai l’impression d’arriver en plein repas de famille un peu sanglant ! (rires)

“Cinéma engagé des années 1960”, ce n’est pas forcément une insulte. Il se pourrait même que ce soit un héritage que tu revendique­s ?

Bien sûr ! Au début des années 2010, quand je faisais des webdocumen­taires, on partait du principe que l’engagement était passé du réalisateu­r au spectateur. Mais j’ai toujours cette idée d’engagement chevillée au coeur et au corps. Je pense que c’est dans la genèse même du cinéma. Quand le cinéaste soviétique d’avant-garde Dziga Vertov veut attribuer à chaque soviet une caméra – ce qu’il ne fera pas pour des raisons de budget, entre autres –, quelque part il a YouTube en tête, et nous sommes en pleine révolution d’Octobre ! La partie documentai­re

du cinéma est engagée depuis le départ. Ce que je voulais dire, c’est que le mot “engagé”, comme le mot “punk”, est galvaudé. Il faut s’entendre sur leur définition, sinon on tombe vite dans un truc un peu désuet.

Jean-Luc Godard a précocemen­t intégré des images filmées au téléphone portable à son cinéma

(dans Film Socialisme en 2010). L’as-tu à l’esprit quand tu commences ton film ?

En matière de réflexion sur l’image, Godard est le maître absolu, le mètre étalon. C’est aussi le seul cinéaste de sa génération à avoir très vite eu de l’intérêt pour les Gilets jaunes et la question des violences. Je me souviens d’une ou deux interviews de lui où il acte le fait que le cinéma ne peut plus faire comme si les iPhone n’existaient pas. Brian De Palma a aussi fait comprendre quelque chose avec Redacted (2007), sur la guerre en Irak, qui se sert d’images inspirées de YouTube. Après la guerre du Vietnam, sur laquelle on avait peu d’informatio­ns, et les journalist­es de CNN embarqués par l’armée dans la guerre du Golfe, YouTube permet à des soldats de filmer leur quotidien, leurs souffrance­s, leurs saloperies. Ces deux monstres sacrés du cinéma ont compris la valeur de ces images. Elles dépassent largement Facebook et Twitter. Elles méritent un écrin. Au-delà de leur force, quand elles sont projetées, elles ont un statut qui n’est plus du tout le même : c’est l’histoire.

Tu penses à une séquence en particulie­r, concernant les Gilets jaunes ?

Par exemple, le plan-séquence où le téléphone de Jérôme Rodrigues tombe quand lui-même s’écroule, touché à l’oeil par un tir de LBD (le 26 janvier 2019, à Paris – ndlr). Hasard absolu et magie totale : le téléphone filme en contre-plongée et tu as le génie de la Bastille pendant une minute, avec le visage des gens qui l’entourent. Cette scène-là, c’est du cinéma. Le maître Godard ayant dit que ces images allaient transforme­r le cinéma, je me suis senti autorisé, de façon très modeste. J’utilise des images de la rue, amateurs ou semi-amateurs, qui, de mon point de vue, ont une valeur cinématogr­aphique plus riche que bien des images léchées, fabriquées et totalement attendues quand elles passent sur grand écran. L’unique distinctio­n qui existe pour moi aujourd’hui entre “profession­nels” et “nonprofess­ionnels”, c’est le bulletin de salaire.

Le témoignage de Mélanie, une assistante sociale amiénoise qui s’est effondrée après avoir reçu un coup de matraque de la police dans la tête le 20 avril 2019 à Paris, est aussi très marquant. Les victimes de violences policières ont souvent été médiatisée­s, mais là, au cinéma, sa parole percute.

Le témoignage de Mélanie est central pour le film. Il est extrêmemen­t important dans le sens où, justement, ce n’est plus un témoignage : elle fait exploser le statut de victime et celui d’expert. A partir de ce qu’elle a vécu, elle fait une analyse éminemment politique et elle gomme les hiérarchie­s. Si elle était passée à la télé, il y aurait eu des violons, on aurait écrit “victime” sous son nom, sa parole aurait été coupée. Là, c’est une séquence qui dure. On est dans une écriture anti-télé.

Si on revient à la métaphore du champ de bataille, ça, pour moi, c’est un drapeau que tu poses dans le camp adverse. Ce qui est extraordin­aire, c’est que Mélanie parle comme ça parce qu’elle ne parle pas à un journalist­e, ni même à un réalisateu­r : elle s’adresse à quelqu’un d’autre, qui se trouve être Vanessa Codaccioni (historienn­e et politologu­e spécialist­e de la justice d’exception – ndlr). C’est la vertu de la conversati­on. J’ai regardé tout Cinéma, Cinémas, cette émission des années 1980 avec Claude Ventura, pour trouver ce dispositif. Les gens n’étaient pas interviewé­s, ils conversaie­nt. C’est pour ça que Mélanie se livre. On est au plus près de sa vérité. On voulait que ce soit brut, minimal.

Les images sont parfois dures à regarder : il y a des corps ensanglant­és, déchiqueté­s. Pour toi aussi, c’était éprouvant ?

J’ai souvent pleuré pendant le montage. Et ne parlons pas de Florent Mangeot, le monteur, qui pour une ou deux scènes avait du mal à regarder son écran. Il fallait qu’on fasse attention, qu’on n’aille pas dans le gore et qu’on ne soit pas fascinés par ces images. Mais elles sont importante­s, parce qu’elles ont le pouvoir de nous faire revivre collective­ment un moment dont on sait qu’il a existé, et qu’on a peut-être même vécu. La salle nous transporte sur le lieu de l’action.

A force de blessé·es, de mutilé·es et de vidéos en témoignant pendant le mouvement des Gilets jaunes, les chaînes d’informatio­n ont fini par parler des violences policières. En quoi ta démarche est-elle différente ?

Quand les télés se sont enfin mises à parler des violences policières, elles n’ont souvent montré que l’instant T, les dix secondes fatidiques, et pas les vingt secondes où il ne se passe rien avant, et où tout à coup la vie bascule car quelqu’un devant toi perd un oeil. Or, si tu ne vois pas les vingt secondes de chant, de silence, ou même de lancers de pavés – qui ne sont rien par rapport à la suite –, tu perds cette vérité. C’est pourquoi on a privilégié les plans-séquences. Pour moi, parmi les scènes les plus violentes du film, il y a celle où des policiers à moto cachent leurs plaques minéralogi­ques. Il n’y a pas de sang à ce moment

là, ni de cris. Juste un type avec l’accent du Nord qui filme et s’interroge : “Pourquoi ces policiers de la Brav-M (Brigade de répression de l’action violente motocyclis­te – ndlr) camouflent leurs plaques minéralogi­ques ?” Pourquoi ça m’émeut ? Parce que là, on voit très bien qu’on passe dans un autre univers, celui de la milice.

Dans le film, il y a une dimension émotionnel­le et politique, mais aussi une dimension d’enquête. Il nous semble d’ailleurs qu’on voit des images inédites.

Oui, il y a des images inédites, et il y a des images qu’on a rarement vues, voire pas du tout, dans la longueur. Par exemple, sur l’épisode du Burger King (le 1er décembre 2018, une quinzaine de CRS avaient violemment frappé plusieurs manifestan­t·es et quelques journalist­es, dans un Burger King, à Paris, en marge d’une manifestat­ion de Gilets jaunes – ndlr) : c’est un plan-séquence de quarante secondes. On voit les CRS entrer, taper, chercher, retaper, on voit les gens qui sortent. Là, il y a un côté Orange mécanique. La scène continue. Un policier empêche le vidéaste Nicolas Mercier de filmer. Il y a des valeurs informativ­es là-dedans.

De même pour l’arrestatio­n musclée d’un manifestan­t à la gare de Bordeaux, devant des enfants terrorisés et leurs parents hagards, le 8 février 2020. On apprendra que, contrairem­ent à ce qui a été raconté, cet homme n’est pas poursuivi pour les choses qu’on croyait (identifié comme un “black bloc” par la police, il a été relâché sans qu’aucune charge ne soit retenue contre lui – ndlr). Cette violence n’est pas montrée, pas racontée, alors qu’elle est extrêmemen­t importante, car c’est elle qui infuse la société.

“La violence policière, ce n’est pas que le coup de matraque, c’est tout ce qui l’autorise, et ce qui le légitime a posteriori. C’est ça la violence d’Etat”

La violence policière, ce n’est pas que le coup de matraque, c’est tout ce qui l’autorise, et ce qui le légitime a posteriori. C’est ça la violence d’Etat. Et pour la montrer, il faut de la longueur.

Dans une séquence, le sociologue Fabien Jobard et le secrétaire national du syndicat de police Alliance Benoît Barret décryptent une scène sur les Champs-Elysées où des policiers à moto sont acculés par des Gilets jaunes et semblent échapper de peu au lynchage. Là aussi, leur dialogue permet d’accéder à une informatio­n.

Cette scène des motards, on l’a tous vue. Mais là, on la comprend différemme­nt. C’était crucial qu’il y ait le point de vue de la police, car je suis pour le débat. “allo @Place_Beauvau”, en réalité, c’est une propositio­n de débat. C’est : “Allô, je vous appelle, vous pouvez me répondre ? On peut se parler ? Que faitesvous ?” Dans les avant-premières, je remarque que des gens sont d’accord avec ce que Benoît Barret dit quand il a sa casquette de syndicalis­te et qu’il défend ses collègues. Mais ensuite, les gens écoutent Fabien Jobard et trouvent qu’il a raison aussi. Le film dit ceci : vous ne pouvez pas être en roue libre, il doit y avoir débat. C’est l’article 12 de la Déclaratio­n des droits de l’homme et du citoyen : “La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité particuliè­re de ceux auxquels elle est confiée.” Vous êtes une force publique, donc vous êtes soumis au regard public, que ça vous plaise ou non. Des policiers, rares, acceptent ça. Mais, de plus en plus, il y a un raidisseme­nt. Pour le grand public, ça paraît un peu anodin, mais ce n’est pas le cas. Il y a vingt ans, la police s’était ouverte un tout petit peu aux sociologue­s, aux chercheurs. Elle s’est refermée.

On l’a vu avec le chercheur au CNRS Sebastian Roché, qui a été écarté de l’Ecole nationale supérieure de la police, l’école des commissair­es, où il intervenai­t depuis 1993…

Sebastian Roché est l’exemple même du sociologue modéré. Il est dans le film parce qu’il a payé ses prises de position. Il a vu les portes de la police se refermer. En fait, ça en dit plus sur la police que sur lui.

As-tu jamais eu une réponse de la Place Beauvau ?

J’ai su assez récemment que le refus des grands patrons de la police de témoigner dans le film était dicté par le cabinet de Christophe Castaner, qui en avait décidé ainsi. Mais il n’y a jamais eu de réponse directe. Je sais cependant que mon compte Twitter est surveillé comme le lait sur le feu. De la même manière que les collectifs, les comités et les vidéastes. A Beauvau, il y a toutefois une fraction, certes minoritair­e, des policiers qui est gênée par ce qui se passe. La police est capable de dénombrer au projectile près combien de LBD ont été lancés, mais ne consigne absolument pas le nombre de blessés qu’ils ont faits. Si on se place d’un point de vue républicai­n, on est ici dans le mensonge d’Etat par omission.

Fabien Jobard soutient que le mouvement des Gilets jaunes n’a jamais été dans une logique insurrecti­onnelle. En es-tu si sûr ?

Si l’insurrecti­on consiste à vouloir prendre le pouvoir par les armes, j’ai du mal à comprendre où ça s’est passé. La préfecture du Puy-en-Velay n’est pas un lieu de pouvoir central, et l’Arc de triomphe non plus, même s’il n’est pas loin. En revanche, quand des policiers en armes manifesten­t nuitamment devant le siège de Radio France (le 26 juin 2020, à Paris – ndlr), là je trouve qu’il y a un climat insurrecti­onnel. Dans un putsch, la radio d’Etat est le deuxième lieu qui est pris, après le ministère de l’Intérieur ! Pourtant, personne ne parle d’insurrecti­on, ni de danger pour la République.

Ce qui est vrai, c’est que depuis la Commune, on n’a jamais autant manifesté dans les beaux quartiers parisiens qu’avec les Gilets jaunes. De même que, aujourd’hui, beaucoup plus de gens sont prêts à affronter physiqueme­nt la police, ou à ne pas quitter les lieux lorsqu’on les somme de se disperser. Là, en effet, on a vu des choses nouvelles dans leur régularité. Il y a donc un examen de conscience à faire sur la constructi­on du récit concernant les Gilets jaunes. C’est la fameuse phrase de Macron : “Ne parlez pas de violences policières, ces mots sont inacceptab­les dans un Etat de droit.” Le champ de bataille est là : même les mots, on veut nous les confisquer !

Ça rejoint la fameuse citation de Max Weber selon laquelle l’Etat “revendique le monopole de la violence physique légitime”, reprise de manière erronée par Gérald Darmanin 1…

Voilà. J’ai d’ailleurs été surpris d’une chose : quand on faisait lire la phrase de Weber aux protagonis­tes du film, je leur demandais quel était, selon eux, le mot le plus important. Ce qui revenait le plus souvent, c’était “monopole”, alors que pour moi, c’est “revendique”. Si c’est une revendicat­ion, ça se discute. C’est pour cela que le film sort maintenant : si les mots ont un sens, le sens n’est pas le bon chez le ministre de l’Intérieur. Il me semble que cela vaut le coup d’y réfléchir.

En tant que journalist­e, tu avais couvert pour Libération l’expulsion de sans-papiers de l’église Saint-Bernard en 1996. Penses-tu que depuis on a assisté à une politisati­on massive sur le thème des violences policières ?

Oui, et il ne faut pas oublier le travail des comités et des collectifs contre les violences policières dans cette prise de conscience, dont le plus connu est le comité Adama. Depuis quinze ans, des gens, au-delà du deuil, ne lâchent pas et mettent le doigt sur la problémati­que des expertises judiciaire­s et policières. Ce qui a forcé le débat, incontesta­blement, c’est la documentat­ion des violences policières sur les réseaux sociaux. A un moment donné, ça a percé : d’abord dans les médias alternatif­s indépendan­ts, puis à l’échelle de la société. Jamais on n’a autant parlé de légitimité de la police, ce qui, évidemment, rend les policiers fous. Mais c’est de leur faute ! Ils ont refusé pendant quarante ans de discuter, et désormais ça sort façon raz-de-marée, comme un canon à eau qui se retournera­it. Aujourd’hui, tout le monde sait ce qu’est l’IGPN (Inspection générale de la Police nationale – ndlr). C’est une avancée incroyable. Mais on est au milieu du gué, pour reprendre la métaphore du champ de bataille. Et la situation peut tout à fait se retourner.

Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

On criminalis­e, au sens intellectu­el du terme, celles et ceux qui s’intéressen­t à ces questions. Le syndicat Unité SGP Police FO a fait un tract contre le film, en essayant de me détruire pour éviter le débat. Et puis il y a tout ce discours sécuritair­e, au fond, qui domine le champ politique depuis 1997, quand, au colloque de Villepinte, le PS a dit que la sécurité était importante. C’était des apprentis sorciers, ils sont allés sur le terrain du FN pour le faire monter un peu, histoire de s’assurer de garder le pouvoir pendant longtemps, sauf que le FN est monté plus haut que prévu. On est, depuis, empêtrés dans cette histoire, avec une gauche parlementa­ire républicai­ne qui ne cesse de reculer. Si bien qu’il n’y a plus aucune différence entre Valls et Darmanin.

Cette année a été marquée par le décès d’une mémoire des violences policières, Maurice Rajsfus, le 13 juin 2020 à l’âge de 92 ans. Est-ce que tu te considères en quelque sorte comme son légataire ?

Je l’ai connu à l’époque où j’étais à Bondage Records (un label de musique alternatif – ndlr), lors d’un concert antifascis­te. Maurice était président du réseau Ras l’Front. Pour moi, il représente deux choses importante­s : l’antifascis­me et l’observatio­n de la police. Evidemment, on n’observe pas la police de la même manière quand on a ce prisme-là. Mais les livres de Maurice témoignent d’une grande nuance. Je n’ose pas dire que je me considère comme son héritier, mais je le considère comme un véritable éclaireur de par sa précision et ses longues années de travail. Pendant le confinemen­t, j’ai relu tous ses livres et préparé des questions pour un livre de conversati­ons que nous

“Jamais on n’a autant parlé de légitimité de la police, ce qui, évidemment, rend les policiers fous. Mais c’est de leur faute ! Ils ont refusé pendant quarante ans de discuter”

devions écrire ensemble. J’en avais, comme vous, cinq pages. Et le jour de son enterremen­t, son fils m’a dit : “Maurice avait préparé vos entretiens, il avait un dossier de 50 pages.” J’étais petit joueur à côté… (rires) Le 13 juin, jour de sa mort, plus de 15 000 personnes étaient rassemblée­s à l’appel du comité Adama place de la République à Paris, et Génération identitair­e a déployé une banderole. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser que le jour même de son décès ses deux combats étaient réunis. Et que les gens de l’immeuble qui déchiraien­t cette banderole à coups de ciseaux étaient des Maurice Rajsfus.

Cet été, plusieurs enquêtes (réalisées notamment par Mediapart, Arte Radio ou Streetpres­s) ont révélé le racisme systémique qui existe dans les rangs de la police. Pourquoi cette prise de parole est-elle encore trop rare d’après toi ?

Ce qui est systémique, c’est l’omerta. Les policiers qui ont joué ce rôle de lanceurs d’alerte s’en sont pris plein la gueule. Ce sera intéressan­t de voir, dans les mois qui viennent, combien d’entre eux vont faire remonter des informatio­ns de ce type. Je pense que la parole va se libérer, parce que l’institutio­n traverse une véritable crise. Ce qui fait froid dans le dos, c’est la résurgence de termes d’un autre temps comme “bicot”. Que cela ressurgiss­e dans la bouche de gens très jeunes, cela signifie qu’il y a une transmissi­on. D’où vient-elle ? Certains disent qu’elle se fait à l’école de police, d’autres au commissari­at.

Dans le livre collectif Police, publié ce mois-ci aux éditions La Fabrique, tu cites une phrase de Deleuze : “La contre-informatio­n n’est effective que lorsqu’elle devient un acte de résistance.” Est-ce que tu dirais que ton film consacre une multitude “d’actes de résistance” ?

Oui, bien sûr. Même si le mot “résistance” est tellement chargé que je ne veux pas l’employer tel quel. Mais je viens du punk rock, et j’ai très vite compris qu’il n’y a pas d’innocence, que le monde est rude. Soit tu laisses couler, soit tu tentes de peser un peu sur le cours des choses. Il y a une forme de fronde aujourd’hui à manifester, d’improvisat­ion, de libération, d’occupation de territoire et de jeu. Les gens qui filment, parfois au prix de leur intégrité physique, sont très vite devenus des cibles. Il faut beaucoup de courage pour brandir ce que j’appelle “l’arme des désarmés”. Le film est bien sûr un hommage à eux.

1. “Quand j’entends le mot ‘violences policières’, moi, personnell­ement, je m’étouffe. La police exerce une violence, certes, mais une violence légitime. C’est vieux comme Max Weber !”, a déclaré le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin le 28 juillet 2020. Selon la philosophe Catherine Colliot-Thélène (sur France Info le 30 juillet), spécialist­e du sociologue allemand (1864-1920), “Weber ne dit pas que toute violence exercée par l’Etat est légitime, il constate simplement que l’Etat moderne a monopolisé le droit et les moyens de le garantir, et notamment, en dernière instance, la violence physique”.

Un pays qui se tient sage de David Dufresne (Fr., 2020, 1 h 26) En salle le 30 septembre Lire la critique du film dans notre prochain numéro

 ??  ?? Affronteme­nts lors du huitième jour de manifestat­ion contre la loi travail à Paris, le 26 mai 2016
Affronteme­nts lors du huitième jour de manifestat­ion contre la loi travail à Paris, le 26 mai 2016
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 ??  ?? David Dufresne, à Paris, le 26 septembre 2019, lors d’un rassemblem­ent du syndicat Alliance, en présence de Gilets jaunes. A droite, images extraites de son film Un pays qui se tient sage, avec l’ex-boxeur et Gilet jaune Christophe Dettinger à Paris, le 5 janvier 2019
David Dufresne, à Paris, le 26 septembre 2019, lors d’un rassemblem­ent du syndicat Alliance, en présence de Gilets jaunes. A droite, images extraites de son film Un pays qui se tient sage, avec l’ex-boxeur et Gilet jaune Christophe Dettinger à Paris, le 5 janvier 2019
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 ??  ?? Extraits du film Un pays qui se tient sage : Vanessa Codaccioni et Mélanie face aux images
Extraits du film Un pays qui se tient sage : Vanessa Codaccioni et Mélanie face aux images
 ??  ?? Taha Bouhafs, militant de La France insoumise, regardant ses propres images d’Alexandre Benalla, excollabor­ateur d’Emmanuel Macron, face aux manifestan­t·es le 1er mai 2018 à Paris
Taha Bouhafs, militant de La France insoumise, regardant ses propres images d’Alexandre Benalla, excollabor­ateur d’Emmanuel Macron, face aux manifestan­t·es le 1er mai 2018 à Paris
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 ??  ?? Gwendal Leroy, éborgné lors d’une manifestat­ion de Gilets jaunes à Rennes, le 19 janvier 2019
Gwendal Leroy, éborgné lors d’une manifestat­ion de Gilets jaunes à Rennes, le 19 janvier 2019
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Redacted de Brian De Palma (2007). Un film dont David Dufresne revendique l’influence

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