Les Inrockuptibles

Ela Minus

Avec son premier album de techno-pop, Acts of Rebellion, la Colombienn­e ELA MINUS signe une bande-son frondeuse pour le temps présent.

- TEXTE Carole Boinet

IL EST DES MORCEAUX QUI RÉSONNENT PARTICULIÈ­REMENT AVEC LE RÉEL, LE TEMPS PRÉSENT (quand d’autres se coupent du monde pour en dessiner un autre). Alors, s’il fallait trouver une bande-son à la situation anxiogène que nous vivons, gageons que notre choix se porterait sur le titre Megapunk d’Ela Minus. Trois minutes et douze secondes de dance-punk/ technopop portée par la clarté d’un beat et d’un refrain aligné d’une voix de glace : “You won’t make us stop” (“Vous ne nous arrêterez pas”). Et que dire du couplet d’intro : “We can’t seem to find / A reason to stay quiet / We’re afraid we’ll run out of time / To stand up for our rights” (“Nous ne parvenons pas à rester silencieux / Nous avons peur de manquer de temps / Pour défendre nos droits”). La toupie furieuse ici dessinée rappelle autant une fête bitumée qu’une manif de plein air toutes pancartes dehors, et sonne autant en rose qu’en noir. Comme une colère politique, une communion collective déterminée et euphorique qui trouveraie­nt enfin là un même exorcisme. Conçu comme une charge antisexist­e

– le “vous” s’adressant aux hommes patriarcau­x –, le titre a lentement pris une ampleur plus large pour devenir

“un morceau d’empowermen­t”, assène Ela Minus au téléphone depuis Brooklyn, où elle réside.

Il faut pourtant se méfier des autoprocla­mé·es rebelles, et donc a fortiori d’un titre aussi pompier que Megapunk ou, pire, d’un album baptisé Acts of Rebellion. Habituelle­ment, ce n’est pas celui qui dit qui y est. Mais là, en l’occurrence, si. Ela Minus transmet avec justesse son désir de résistance, né avec elle, il y a vingt-neuf ans, en Colombie. “Je ne sais pas si un jour j’ai fait la distinctio­n entre le politique et le personnel. Quand tu viens de Colombie, un pays pauvre, très violent, très dur, même si tu n’es pas au beau milieu de la guerre, tu constates chaque jour combien la politique affecte la vie personnell­e de tout un chacun.

En grandissan­t, tu ne peux plus les séparer. Le personnel est politique et vice versa.” L’emphase est mise sur le “est”, la voix tremble légèrement. L’émotion est palpable. Ce n’est pas tous les jours que l’on sort son premier album. De surcroît en pleine pandémie mondiale, à l’heure où les concerts se vivent assis·es et masqué·es.

Celle qui s’appelle en vérité Gabriela Jimeno a grandi à Bogotá (Colombie), dans une famille “cool, intelligen­te et ouverte”. Reste que sa mère journalist­e rêve de la voir jouer du piano quand elle ne jure que par Metallica. Elle finit par remporter la bataille et s’inscrit à des cours de batterie. A 12 ans, Gabriela Jimeno monte son premier groupe d’emo-hardcore, Ratón Pérez (l’équivalent sud-américain de la petite souris, chargée de remplacer une dent de lait par un cadeau), qui connaît un petit succès auprès de la jeunesse colombienn­e et se voit propulsé au festival South by Southwest d’Austin (Texas).

A 19 ans, elle décroche une bourse pour étudier la musique au prestigieu­x Berklee College de Boston et quitte son pays, entraînant la fin du groupe. “La Colombie, c’est ma maison. Mais il n’y a pas d’école de musique contempora­ine. Si j’étais restée, j’aurais dû étudier la musique classique au conservato­ire, ce qui je pense m’aurait dégoûtée de la musique. J’aurais donc abandonné depuis.” Pourtant, Gabriela Jimeno déchante vite à Berklee. Elle trouve les élèves “égocentriq­ues” et bien trop “compétitif­s”. “Tout le monde s’en foutait de la musique”, résume-t-elle. Gabriela se met à fréquenter les fêtes techno, toute seule et toute sobre, puisque ses amis de la scène hardcore refusent d’y mettre les pieds. Cette fan de Kraftwerk y découvre une autre forme de lâcher-prise, celui de la machine. “Je suis physiqueme­nt attirée par la techno. Ça doit être les basses qui résonnent dans mon corps. C’est très primaire. Ça a aussi un lien avec le fait que je suis batteuse. Pendant longtemps, j’étais celle qui devait garder le rythme pour tout le monde. Ça m’obsédait. J’étais responsabl­e de la cohésion d’ensemble du groupe, je devais assurer leur liberté à tous. C’est ça pour moi, un bon batteur. La boîte à rythmes m’a libérée.”

Désormais installée à New York, Gabriela assemble des synthétise­urs pour la marque Critter & Guitari et joue de la batterie pour différents groupes live. L’un d’eux n’est autre que la formation canadienne Austra, signée sur le label Domino. Bien vite, elle en fait les premières parties avec le projet solo qu’elle peaufine seule dans sa chambre depuis des mois sous le pseudo d’Ela Minus. Lors d’un concert, une personne de Domino la repère et la signe. L’aventure est lancée.

Entourée de machines qu’elle bidouille – préférant leur côté organique à la froideur d’un ordinateur –,

Ela Minus bosse d’arrache-pied sur son premier lp. “Tous les dix jours, je réécoutais ce que j’avais fait et je sélectionn­ais des morceaux. Je voulais un album consistant.

Il y a eu un moment où dix morceaux faisaient sens entre eux… Et puis j’étais crevée ! Il faut savoir garder de la légèreté et lâcher le bébé !” Si absolument rien n’est à jeter dans Acts of Rebellion, le plus beau morceau s’intitule El cielo no es de nadie. Peut-être parce que sa rythmique minimalist­e doublée de son chant feutré et en espagnol adressent un joli clin d’oeil au producteur électroniq­ue américanoc­hilien Nicolas Jaar. “Tu ne peux pas me faire un plus beau compliment !, s’exclame-telle lorsqu’on l’évoque. Space Is Only Noise (premier album de Jaar, sorti en 2011

“Je déteste l’électroniq­ue qui tend à la perfection, quitte à annuler toute humanité, l’electro où tout sonne bien mais où rien n’a d’âme”

– ndlr) a été un choc pour moi. Je déteste l’électroniq­ue qui tend à la perfection, quitte à annuler toute humanité, l’electro où tout sonne bien mais où rien n’a d’âme.”

De l’âme, Acts of Rebellion en regorge. On dirait un profond mantra, hypnotique et existentie­l, sûrement le reflet des doutes qui habitent Ela Minus, dont tout le rapport à la musique s’est construit, nous dit-elle, sur le live, qu’elle gère en dansant, entourée de ses précieux synthés. Elle devait d’ailleurs assurer les premières parties de Caribou aux Etats-Unis cet automne… avant que tout ne soit reporté sine die.

Après avoir longuement hésité à sortir cet album terminé il y a maintenant plus d’un an, la Colombienn­e s’est lancée. Pour résister. Elle parle de lutter contre “ce qui nous contraint” et de “chercher la liberté”. On sourit à l’autre bout du fil devant tant d’évidences, qu’il est certes toujours bon de rappeler. Et puis, soudain, la voici qui dit : “Dans la vie, il n’y a pas de certitude. La musique m’apporte de la stabilité, de la sécurité. Elle m’ancre dans le sol quand je m’en échappe.” C’est drôle comme sa musique nous libère bien du sol, tout en nous apportant cette fronde si actuelle, si bienvenue.

Acts of Rebellion (Domino/Sony Music)

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