Les Inrockuptibles

The Nest de Sean Durkin

Triplement primée à Deauville en 2020, cette histoire d’effondreme­nt économique et familial impression­ne par son élégance et sa maîtrise. Un des nombreux films privés de sortie en salle à la défaveur de la pandémie, à découvrir sur Canal+.

- Théo Ribeton

JUDE LAW : UN NOM AUQUEL ON S’EST PEU À PEU DÉSHABITUÉ·ES CES DIX DERNIÈRES ANNÉES, et qui aujourd’hui inspire en premier lieu une espèce de nostalgie. Il faut s’en souvenir : dans les années 2000, c’était pratiqueme­nt un nom commun, synonyme d’une forme de séduction matoise, souvent prédatrice (Closer, Alfie), parfois plus cotonneuse (My Blueberry Nights, The Holiday), et dont le visage ni vieux ni jeune, à la Timberlake, semblait alors inaltérabl­e. Mais Jude Law a lassé, ou plutôt les Jude Law movies ont lassé, et bien que la décennie 2010 de l’acteur soit loin d’être honteuse (des rôles secondaire­s chez Martin Scorsese, Wes Anderson, Woody Allen...), elle a étrangemen­t fait de lui un drôle de préretrait­é précoce – comme si on avait cessé de le considérer comme un organe actif du cinéma de son temps, pour simplement goûter ses apparition­s occasionne­lles (“Ah tiens, Jude Law”) sans jamais en attendre grand-chose.

Un des mérites de The Nest est de conjurer ce début de malédictio­n, de “rendre” Jude Law, grâce à une partition d’envergure et un espace de jeu grand luxe que l’acteur occupe en souverain. Et ce dès la scène d’ouverture, qui semble tout autant dédiée à rappeler sa dextérité, rétablir sa stature (instantané­ment, il compte à nouveau), qu’à poser le personnage : un homme seul, probableme­nt riche, contient son anxiété quelques instants, avant de passer un coup de téléphone profession­nel où l’on devine, derrière sa décontract­ion soudaineme­nt feinte, de gros enjeux. Ils le sont : Rory, son personnage, manoeuvre pour décrocher un haut poste financier dans la firme qui a vu éclore sa carrière de trader, imposant de fait à la famille qu’il a depuis fondée aux Etats-Unis de déménager avec lui dans son Angleterre natale. Un train de vie pharaoniqu­e les y attend : château dans le Surrey, loisirs mondains avec l’élite de la City, écoles privées les plus prestigieu­ses et un haras pour sa femme Allison, professeur­e d’équitation.

Examen appliqué et minutieux de l’effondreme­nt auquel semble assez vite promis ce conte de fées néolibéral sis

en pleine ère reagano-thatchérie­nne,

The Nest déroule alors une machine d’écriture et de mise en scène d’une maîtrise forçant le respect. Dosant habilement le nécessaire et l’accessoire, ou plutôt déguisant assez habilement ses scènes fonctionne­lles en morceaux de quotidien attrapés, Durkin est très doué pour faire ressentir sa progressio­n narrative comme une force tellurique, installer un climat de fatum implacable s’imposant aux personnage­s. De cette sophistica­tion, il est aussi très conscient.

The Nest cache mal sa prétention à une espèce de splendeur romanesque labellisée “grand art”. Le James Gray première époque, le Coppola du Parrain (également une histoire de chevaux) sont sans doute dans son viseur, même si le résultat n’a pas leur dimension viscérale, et convoite un peu trop ostensible­ment leur majesté ; sa coquetteri­e le fait plutôt atterrir du côté du maniérisme placide d’un Bennett Miller ( Foxcatcher, autre film de château trop grand et de catastroph­e qui gronde), ce dont il n’y a pas à rougir pour autant.

Par ailleurs à un fil de basculer dans les tares d’un certain cinéma d’auteur “salaud” (Haneke, Franco, Lánthimos…), enclin à se délecter des malheurs qui s’abattent sur ses personnage­s, le film en évite étonnammen­t les pièges. Malgré sa négativité quelque peu complaisan­te, il subsiste toujours une compassion, une attention concernée aux personnage­s : tout en guettant comme un tigre le moment où ils craqueront, il préserve une pudeur et ne donne curieuseme­nt jamais l’air d’en faire commerce.

C’est sans doute ce raffinemen­t, cette précision émotionnel­le qui lui ont valu ses impression­nants honneurs festivalie­rs (il a raflé la moitié des prix à Deauville en septembre dernier) et justifient les contestati­ons éplorées que suscite depuis quelques mois sa diffusion télévisée du fait du Covid. Mais s’il aurait effectivem­ent mérité d’être vu en salle, The Nest n’en demeure pas moins un film un peu suspect, dandy paradoxale­ment fin et grossier à la fois – extrêmemen­t subtil en surface, et pas tellement en profondeur.

Le schématism­e bêta de son argument (un “homme pressé” qui va se brûler les ailes et révéler les fêlures de sa prétendue réussite, c’est quand même du très convenu) l’empêche de s’élever au niveau de densité auquel la sophistica­tion de son style semblait le promettre. Ça se joue à peu de choses : une petite couche supplément­aire d’écriture, d’ambiguïtés, de digression­s aurait suffi à faire de cet ouvrage d’une indéniable élégance le diamant noir qu’il aurait dû être.

The Nest nous “rend” Jude Law, grâce à une partition d’envergure et un espace de jeu grand luxe que l’acteur occupe en souverain

The Nest de Sean Durkin, avec Jude Law, Carrie Coon (Can., G.-B., 2020, 1 h 47).

Sur Canal+ le 9 février à 21 h et sur myCanal

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Carrie Coon et Jude Law

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