Les Inrockuptibles

Sans soleil

Le labyrinthi­que documentai­re de Chris Marker, qui dérive du Japon à l’Afrique autant que dans la mémoire du cinéaste, bénéficie d’une réédition DVD aux bonus précieux.

- de Chris Marker

S’IL FALLAIT UNE IMAGE POUR QUALIFIER “SANS SOLEIL”, OEUVRE MAJEURE DE CHRIS MARKER, on pourrait dire, pour paraphrase­r Borges, que ce film est comme un jardin aux sentiers qui bifurquent. C’est en effet un objet vagabond, insaisissa­ble qui nous emmène aux quatre coins du monde en nous surprenant sans cesse. Filmé, au début des années 1980, entre le Japon, l’Islande, San Francisco, la GuinéeBiss­au, et, même, l’Ile-de-France, Sans soleil n’a volontaire­ment pas de centre et se donne l’ambition de dériver dans l’espace mais tout aussi bien dans le temps et la mémoire.

Au premier abord, le film de Marker ressemble à un documentai­re subjectif sur le Japon, un pays que le cinéaste affectionn­ait particuliè­rement. Et, de fait, les impression­s japonaises ne manquent pas dans Sans soleil. C’est même une ronde de visages, d’objets, de paysages filmés, à Tokyo ou ailleurs, par un observateu­r tout à la fois lointain et proche. Mais, très vite, ces images du Japon sont mises en regard avec d’autres images venues d’Afrique, plus précisémen­t de Guinée-Bissau, où il sera question de décolonisa­tion.

Plus tard dans le film, Marker s’offrira une sublime excursion à San Francisco, sur les traces de Vertigo, un film qu’il confesse avoir vu dix-neuf fois. Retournant sur les lieux hantés du chef-d’oeuvre d’Hitchcock, il superpose ses propres images, tournées au présent, aux plans de Vertigo, souvenirs transformé­s en de magnifique­s images arrêtées.

Vertigo, qui est aussi l’occasion pour Marker de réactiver la mémoire de son propre film,

La Jetée, nous donne peut-être la clé de Sans soleil, lui aussi un film en forme de spirale. Dans

Sans soleil, tout revient, y compris l’image énigmatiqu­e qui ouvre le film : trois enfants inconnus filmés en Islande. Une image que Marker corrige et développe vers la fin du voyage, comme si chaque plan était ici un cristal de temps qui se dévoilait davantage à chaque rotation de la spirale.

Nous n’avons pas encore mentionné un point essentiel dans Sans soleil : l’importance du commentair­e lu par l’écrivaine Florence Delay, ancienneme­nt Jeanne d’Arc chez Bresson.

Un texte écrit à la troisième personne, imputé à un certain Sandor Krasna, tandis que la musique très électroniq­ue est, elle, attribuée à son frère, Michel Krasna. Sauf que ces deux noms ne sont que des hétéronyme­s de Chris Marker, de son vrai nom Christian Bouche-Villeneuve. Vertiges de l’identité. Un texte qui, par ailleurs, entretient des relations volontaire­ment flottantes avec les images qu’il est censé commenter et qui, lui aussi, contribue à brouiller les pistes.

On aura compris que Sans soleil, film définitive­ment borgésien, est d’une richesse fabuleuse qu’il n’est évidemment pas question d’épuiser ici. Contentons-nous, pour finir, de signaler que l’édition que Potemkine nous propose aujourd’hui est superbe. Outre une copie remarquabl­ement restaurée, elle contient des bonus essentiels, parmi lesquels un bel entretien avec Florence Delay et un livret parfait qui donne accès à une quantité impression­nante d’informatio­ns et, cerise sur le gâteau, au texte d’un film qu’il est d’autant plus urgent de (re)découvrir, au coeur de ce temps pétrifié dans lequel nous vivons en ce moment. Thierry Jousse

Sans soleil de Chris Marker (Fr., 1983, 1 h 44). Edition collector Blu-ray + DVD + livre (Potemkine), 39,90€

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