Les Inrockuptibles

Au nom du père

MICHÈLE HALBERSTAD­T enquête sur ses racines qui s’entremêlen­t à celles de la famille Freud, père et fille. Sur fond d’une vieille Europe cosmopolit­e engloutie, un polar autobiogra­phique où l’humour est une politesse de l’émotion.

-

MICHÈLE, ÇA PASSE INAPERÇU, C’EST DU “GAULOIS” VIEILLE FRANCE. Mais Halberstad­t, c’est une affaire plus compliquée qui encourage bien des spéculatio­ns linguistiq­ues. Michèle Halberstad­t écrit à propos de son patronyme “qui écorche les oreilles” : “Huit consonnes et trois voyelles. Il pourrait rapporter au minimum dix-sept points au Scrabble. Il ne procure que des soucis dans la vie de tous les jours. ‘Albert quoi ?’ ‘Ça s’écrit comment ?’ ‘Vous n’êtes pas d’ici ?” Non, Michèle Halberstad­t n’est pas d’ici mais d’une région mentale, patchwork d’histoires folles et de géographie­s chahutées, sur lequel elle a brodé une enquête autobiogra­phique censée répondre au titre de son récit, Née quelque part, qui n’a pas besoin d’un point d’interrogat­ion pour muter en question. La recherche qui va propulser la narratrice jusqu’en Afrique du Sud est une recherche du temps perdu et une course contre la montre. Les indices jaunissent, les témoins s’estompent, et ne restent que les fantômes.

Dans un cimetière de Hambourg comme au festival du cinéma indépendan­t de Sundance qu’elle fréquente pour son métier de productric­e distributr­ice, où elle découvre qu’une jeune bénévole chargée de scanner son badge porte le même nom qu’elle, un nom qu’elle croyait avec orgueil unique au monde et dont elle se pensait l’ultime détentrice. Mais aussi dans une petite ville polonaise où son père David est né en 1915 et où la nostalgie de l’antisémiti­sme bat son plein.

Née quelque part est en filigrane un sensationn­el portrait de ce père, haute figure d’homme “posé, modéré, tolérant”, et bien entendu volontaire­ment amnésique, comme beaucoup de rescapé·es de la Shoah, sur “la nuit et le brouillard”

qui ont englouti une partie de sa famille. Amnésique jusqu’à cet après-midi, où pour ainsi dire in extremis (il décédera cinq jours plus tard) David Halberstad­t exhume un vieux portrait photograph­ique de sa mère Feiga à laquelle il estime que Michèle ressemble. On ne saura pas si cela est vrai. Ce qui est par contre attesté, c’est que Michèle trouve cette photograph­ie un peu triste. “Mon père me caressa la joue. ‘Moi, je dirais plutôt… melancholi­sch.’”

Photograph­ie et mélancolie familiale qui vont s’entrechoqu­er

et s’exhausser à l’aune d’une autre découverte sidérante : Sophie Freud, fille de Sigmund, avait épousé un certain Max Halberstad­t, photograph­e à Hambourg, qui deviendra le portraitis­te officiel de Freud. Soudain le récit des “petites” histoires s’ouvre au grand large de l’histoire tout court et caracole comme un bon polar interlope, riche en suspense et rebondisse­ments parfois hilarants. Mais le paysage de fond reste le même : cette Mitteleuro­pa cosmopolit­e, intellectu­elle, ouverte à toutes les aventures de la modernité, avant que la catastroph­e nazie ne signe son arrêt de mort. La dernière phrase n’est pas une conclusion mais une “ouverture. Ils sont tous nés ici, à Halberstad­t, une ville d’Allemagne de l’Est où jadis les Juifs se sentaient chez eux”.

Dire qu’on se sent alors concerné et bouleversé est un euphémisme. Gérard Lefort

Née quelque part (Albin Michel), 256 p., 19,90 €

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France