Les Inrockuptibles

Ouvrir les yeux

Pour sa 16e édition, le festival HORS PISTES du Centre Pompidou invite à penser une “écologie des images” et expériment­er un au-delà de la vision humaine pour envisager le monde et l’avenir autrement.

- Ingrid Luquet-Gad

DANS LES ANNÉES 1990, CE FUT PRESQUE UNE MODE : l’exposition comme plateau de tournage, intégralem­ent destinée à sa documentat­ion filmée.

Il y eut Zone de Tournage (1996), titre de l’environnem­ent TV de Dominique Gonzalez-Foerster, ou, en guise d’état des lieux, L’Exposition d’un film (2014), le projet collectif curaté par Mathieu Copeland. Ces formes, c’est à elles que l’on ne pouvait s’empêcher de penser en parvenant – à l’issue de la traversée d’un Centre Pompidou désert, privilège rare tout autant que symptôme anxiogène – dans l’espace central, lui aussi soustrait aux regards, du niveau -1.

Là, à quelques jours de son inaugurati­on, le festival Hors Pistes attendait. Il n’attendait pas ses visiteur·euses qui dans ces espaces ne poseraient pas le pied. Il était plutôt suspendu dans les limbes du visible, soit sa prochaine mise en ligne virtuelle. D’ordinaire, cet événement annuel réunissant artistes et chercheur·euses autour d’une exploratio­n thématique des images en mouvement aurait accueilli le public par une exposition centrale, avant qu’il n’aille s’engouffrer dans les salles obscures réservées aux projection­s, aux performanc­es et aux conférence­s.

Cette année cependant, Matières d’images, l’exposition d’une seizième édition dédiée à l’“écologie des images”,

se voit condamnée à prendre la forme paradoxale d’un demi-décor : avant même son inaugurati­on, c’est déjà un vestige. L’exposition naît ruine, elle est d’emblée squelette, au sens où aucune élévation, aucune chair ne la complète.

Sur place, dans des salles à demi montées, les oeuvres – installati­ons, vidéos ou films – tournent en boucle. Elles vivent leur vie d’oeuvres, placidemen­t, selon cet “effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être” qu’assignait autrefois Spinoza au vivant organique. Imperméabl­es, obstinées, les images s’entretienn­ent avec d’autres images. Elles conversero­nt entre elles, durant deux semaines, daignant tout au plus s’offrir à l’oeil mécanique des drones chargés de les filmer, sur une propositio­n des étudiant·es de l’Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs.

A se promener dans l’exposition, l’impression que les images, et a fortiori

les images contempora­ines technologi­ques qui sont au coeur du festival, sont

devenues vivantes, comme le serait la matière organique, est frappante. Au centre, une membrane en bioplastiq­ue, tendue à la manière d’une tente rudimentai­re, ombrée d’empreintes et lardée de câbles, réagit aux qualités lumineuses du lieu. Fossilatio­n (2021), projet commun de l’institut Milieux (Montréal), du laboratoir­e parisien EnsadLab et de l’université de Toronto Mississaug­a, l’installati­on regarde tourner en boucle la frise de vidéos amateurs, glanées sur YouTube, d’incendies qui ont ravagé la planète au cours de l’année passée. Plus loin, dans l’une des travées, Sabrina Ratté, qui signe également le visuel de l’édition, a installé une salle d’archives virtuelle dans laquelle sont conservés des végétaux qui pourraient avoir disparu dans le futur. Modélisées en images de synthèse, les plantes

– des hybrides de roses ou de fougères – de Floralia (2021) évoluent en accéléré au sein d’impeccable­s terrariums figurés avec la précision d’un laser show. Pour la troisième installati­on de grande ampleur, Photosynth­èse (2020), Lia Giraud dévoile un dispositif de micro-algues d’ordinaire utilisées comme marqueurs de pollution, pour un inventaire des milliers d’objets repêchés dans le port de Marseille entre 2016 et 2020. On suit, fasciné·e comme devant un aquarium, le ballet morbide de bouteilles à la dérive.

On en vient, par ces quelques points d’accroche, au coeur de l’exposition : rattrapée par le cours des choses, celle-ci a dû passer directemen­t à son devenir-image, condensant les étapes de l’expérience puis de la documentat­ion, dans une forme qui renforcera­it presque son propos. En se penchant sur l’écologie des images, Hors Pistes entendait nouer ensemble la prise de conscience de la destructio­n de la planète, marquée par des questions d’échelle et d’interdépen­dance, et l’évolution de la nature des images, qui, de plus en plus, échappent au visible – soit qu’on ne les perçoive plus à l’oeil nu, soit qu’elles nous soient insoutenab­les. Déjà beaucoup d’exposition­s, beaucoup de paroles, beaucoup d’encre ont été consacrées aux images de guerre, d’émeutes ou de violence. Depuis peu, c’est bien plutôt la question d’un décentreme­nt perceptif, d’une sortie de l’humain et d’un tournant antispécis­te qui prend le relais et infiltre la question du visible : comprendre que ce que nous voyons ne constitue qu’un monde pour nous, et non pour tous·toutes, est peut-être la principale leçon d’humilité.

Alors que la philosophe Vinciane Despret, qui inaugurait le 1er février le festival (en dialogue avec l’artiste Tomás Saraceno) comme sa carte blanche au Centre Pompidou pour 2021, nous intimait déjà de Penser comme un rat (son essai paru aux éditions Quae en 2016), l’artiste Nicolas Gourault matérialis­e cette expérience de pensée avec sa vidéo Haptophili­a (2016) : la caméra, comme embarquée sur le dos d’un rat virtuel, remodélise une perception haptique, en noir et blanc et au ras du sol, d’un paysage perçu mais pas forcément vu. On le comprend alors : plus qu’un plateau de tournage, Matières d’images est une exposition conçue pour d’autres systèmes perceptifs que la vision des humains – ceux-ci y étant néanmoins tolérés en tant que voyeurs bienveilla­nts.

Matières d’images dans le cadre du festival Hors Pistes, accessible en ligne jusqu’au 14 février sur le site centrepomp­idou.fr/fr/ horspistes­2021/matieres-dimage

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Sabrina Ratté,

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